Voix publique

La fidélité

Je n'en ai pas coutume. Mais au moment où Le Devoir fête ses 100 ans, vous me permettrez de plonger la main, moi aussi, dans ma boîte à souvenirs…

En 1995, sans le savoir, Lise Bissonnette et Bernard Descôteaux ont réalisé un de mes rêves les plus fous en m'accueillant au Devoir comme chroniqueuse politique. Comble de confiance, on a même accepté de me laisser faire mes propres titres – un métier en soi!

Ce cadeau, je l'ai reçu à 34 ans, mais quelques jours à peine après le décès de ma mère. Ce qu'elle aurait été fière de lire sa fille dans Le Devoir!

Jusqu'à ce que je quitte quelques mois le journalisme en 1998 pour d'autres cieux, ces années ont été parmi les plus exaltantes, mais aussi les plus exigeantes de ma vie. Dans mon métier et dans ma vie privée.

Depuis 1990, j'avais déjà fait ma marque, si je puis dire, comme politologue et analyste dans les médias électroniques au Québec et au Canada anglais. J'avais aussi publié mon premier livre, L'Invention d'une minorité. Les Anglo-Québécois (Boréal). Et en 1994, j'étais "guest columnist" pour huit semaines à The Gazette. Mais jamais je n'aurais cru qu'un jour, on me donnerait une chronique au mythique Le Devoir

Donc, le 28 juin 1995, c'est la parution de ma première chronique, "Le Sexe des chartes". Le sujet: un jugement surréaliste approuvant la pratique du lap dancing sous prétexte que de l'interdire serait une atteinte à la "liberté d'expression" des danseuses, protégée par les chartes des droits du Québec et du Canada! Ça ne s'invente pas…

Mais 1995, c'est l'année du référendum. J'alignais donc chroniques et tables rondes. À la télé et à la radio. C'était palpitant. D'autant plus qu'en même temps, je dirigeais le premier rapport officiel sur la situation du français depuis l'adoption de la loi 101. Bref, comme premiers mois au Devoir, ça ne manquait pas de sueurs froides. Mais quel apprentissage!

1996 a ensuite été l'année de l'arrivée de Lucien Bouchard à Québec et de la radicalisation du camp fédéraliste – le fameux Plan B d'Ottawa. Toute une tempête politique et une pluie de sujets à analyser.

En même temps, j'apprenais que j'avais un cancer du sein et que, comme tant d'autres, j'aurais droit à la totale – chirurgie, chimio et radiothérapie.

Comme je préférais vivre cela privément, Mme Bissonnette fut d'un soutien et d'une discrétion absolus, tout comme mes collègues et les politiciens dont j'analysais les faits et gestes. J'ai donc pu me soigner et travailler la tête tranquille. On n'oublie pas ce genre de choses.

C'est alors que j'ai publié un recueil de mes chroniques du Devoir, Les Nouveaux Démons (VLB). Et c'est grâce à l'aide précieuse de Jean-François Nadeau, aujourd'hui directeur des pages culturelles au Devoir, si le manuscrit a été terminé à temps. Comme quoi Le Devoir n'est jamais très loin…

Mais ce ne fut pas de tout repos! Avec le déficit zéro et la mise en veilleuse de la souveraineté et de la question linguistique par le gouvernement Bouchard, mes analyses étaient souvent critiques. Ce qui me valait parfois des insultes particulièrement vinaigrées dans un contexte où le premier ministre était au sommet de sa popularité. Mais cela témoignait aussi de la confiance de la direction du Devoir et de son respect pour la diversité des analyses.

Avec le recul, je constate, en toute humilité, que mes bons coups de chroniqueuse au Devoir ont été de voir venir certaines des tendances qui marqueraient la prochaine décennie, dont les effets désastreux du déficit zéro, le recul du français, le "chartisme", le pouvoir grandissant des juges et décroissant des élus, le retour des "consensus" fabriqués, l'impact du programme des commandites, la diminution de l'enseignement de l'histoire au Québec, etc.

En 1997, témoignant de l'influence du Devoir et de la qualité du métier qu'on y apprend, The Gazette m'incluait parmi les femmes journalistes les plus "sages" du Québec aux côtés entre autres des Lise Bissonnette, Anne-Marie Dussault, Nathalie Petrowski, Chantal Hébert et Lysiane Gagnon. Pour une débutante, c'était tout un honneur.

Bref, le privilège d'apprendre mon métier, c'est au Devoir que je le dois. Pourtant, quelques mois après mon arrivée, n'ayant eu aucune réaction au journal même, j'avais demandé à Mme Bissonnette si elle "aimait" mes chroniques. Bien gentiment, elle m'a répondu que dans notre métier, quand on ne nous dit rien, c'est que c'est bon. C'est quand c'est mauvais qu'on nous appelle! J'ai retenu la leçon…

Mes débuts dans ce métier, je les dois aussi à la confiance de François Brousseau, brillant chroniqueur en relations internationales au Devoir et à Radio-Canada. Sans compter le bonheur de "rentrer" ma chronique de la semaine, alors que Diane Précourt la recevait en me disant à chaque fois que c'était "bon" et qu'elle n'avait aucune correction, ou presque, à y faire. Le compliment était généreux. Et pour moi, c'était de l'or.

Merci, Le Devoir!

Merci pour la qualité et les débats d'idées. Depuis mon adolescence, c'est encore et toujours le premier quotidien que je lis le matin. Et si c'est le moins volumineux, sa lecture reste la plus longue de par la densité de son contenu et de ses analyses.

La qualité, c'est le vrai secret de la fidélité de ses lecteurs. Incluant celle de ses anciens journalistes et collaborateurs…