Voix publique

La compassion

"Qui aurait besoin de pitié, sinon ceux qui n'ont compassion de personne."

– Albert Camus

Lorsqu'un voisin perd tout dans un incendie, on lui ouvre notre porte sans calculer combien ça nous coûtera s'il vient à rester plus longtemps que prévu…

Voyant l'enfer que vivent des millions d'Haïtiens depuis le tremblement de terre, de plus en plus de Québécois sont gagnés par ce même sentiment envers ce peuple que l'on sent "voisin" malgré la distance physique nous séparant.

"Voisin" par cette vie quotidienne que nous partageons avec nos compatriotes d'origine haïtienne – amis, collègues ou simples connaissances. Croiser leurs regards inquiets et douloureux vient nous chercher profondément. Nous sommes ici de la même famille.

En région, là où vivent peu de Québécois d'origine haïtienne, les dons et levées de fonds se multiplient également à la vitesse de l'éclair.

Sans compter ces médecins, infirmières, bénévoles et travailleurs humanitaires cherchant par tous les moyens à se rendre à Port-au-Prince pour aider. En chair et en os.

La force des images de la dévastation a même pris le pas sur l'actualité nationale. On discute de "plan Marshall" pour Haïti pendant qu'on s'excuse presque de remarquer un remaniement ministériel par-ci. Ou une conférence économique par-là.

On veut savoir. On veut connaître. Les médias occidentaux ont fait de nous presque des experts instantanés quant aux facteurs expliquant l'extrême pauvreté d'Haïti: ineptie et corruption de ses élites politiques, exploitation coloniale, politiques américaines, déforestation, etc.

Ce n'est donc pas exagéré de parler ici d'une relation de "compassion" – la racine latine de ce mot voulant dire "souffrir avec". Non pas souffrir dans les faits, puisque nous n'y sommes pas et n'avons rien connu de tel. Mais tout au moins ressentir un peu de la douleur de l'autre.

Une semaine après le séisme, la compassion et la dureté des circonstances font que plusieurs souhaitent maintenant aller au-delà des dons en argent et de l'envoi de nos soldats.

Aux grands maux, les grands remèdes

On voudrait donc ouvrir plus grandes encore les portes de l'immigration. On voudrait accueillir des Haïtiens. Pour ceux qui ont de la parenté ici, on voudrait faciliter leur réunification et élargir le "concept" de famille en ajoutant temporairement les frères, sours, oncles et tantes aux époux, enfants et grands-parents. Et on voudrait adopter les orphelins.

Le Parti québécois demande aussi au gouvernement Charest de faire pression sur le gouvernement Harper pour qu'il facilite la venue plus rapide ici de ces réfugiés du séisme.

Bref, le sentiment d'urgence est réel. Et même si les populations dans la misère ne manquent pas sur cette Terre, l'ampleur de la catastrophe en Haïti et sa condition tiers-mondiste, qu'on semble découvrir tout à coup, frappent l'imaginaire. Un problème éthique en soi. Qui aider et comment?

Car au-delà des émotions, il y a la "raison". Du moins, celle des pays riches. Celle des budgets des gouvernements. Celle de la crainte de devoir éponger à terme une facture de plusieurs centaines de millions de dollars en aide sociale, en soutien général, en formation, en éducation et en soins de santé. Au Québec, il y a aussi cette nécessité constante d'exiger qu'Ottawa couvre également "sa" partie de tous ces frais. Et de voir si la capacité d'accueil et d'intégration au marché du travail sera suffisante.

Au-delà du "raisonnable"

Car il est impossible de croire que ces réfugiés resteraient ici de manière "temporaire". Comment demander une telle chose à des gens ayant vécu un tel traumatisme? Le devoir d'aider n'est pas une occupation à temps partiel. Les accueillir, c'est donc accepter qu'ils resteront et c'est accepter, en toute connaissance de cause, d'en couvrir les coûts.

Au Québec, seulement de 2005 à 2008, la facture de l'aide sociale pour les réfugiés a bondi de 41 à 82 millions de dollars. Nageant à nouveau dans les déficits, Ottawa et Québec vont y penser plus d'une fois avant d'ouvrir les portes plus grandes qu'elles ne le sont déjà.

Accueillir son voisin lors d'un incendie est une chose. Mais ceci en est une d'une tout autre dimension.

Alors, que faire? La question est simple. Mais la réponse l'est moins.

Cette semaine, dans les pages du Devoir, Régis Vigneau, un ancien sous-ministre au ministère de l'Immigration, rappelait, avec raison, comment en 1978, le Québec avait pourtant accueilli plusieurs réfugiés du Hai Hong sans "prévision budgétaire" ni "respect" de la Constitution canadienne.

Sa conclusion? L'immensité du désastre en Haïti exige maintenant de Jean Charest qu'il aille "au-delà du raisonnable"…

Pour citer Zhang Xianliang, "La compassion fait agir alors que la faiblesse rend craintif".