Voix publique

La mémoire qui flanche

"J'ai la mémoire qui flanche. Je me souviens plus très bien…"

Vous arrive-t-il de penser qu'au Québec, ce refrain mythique de Jeanne Moreau pourrait facilement déloger le "Je me souviens", qui trône majestueusement au-dessus de la porte principale de l'Assemblée nationale?

De fait, notre mémoire collective vacille tellement que cette devise commence à ressembler à de la fausse représentation.

Ce n'est pas un secret. Un des principaux responsables de cette mémoire qui flanche est le rétrécissement de l'enseignement de l'histoire dans les écoles. Bon. Vous me direz que ce n'est pas un phénomène spécifique au Québec. Vous avez raison.

Mais pour le seul État francophone du continent, cherchant de surcroît à intégrer plus de 40 000 immigrants par année, l'amnésie collective est une maladie qui pardonne beaucoup moins…

Le problème est rendu tel qu'une brochette de professeurs et d'associations ont même formé une coalition pour le dénoncer (www.coalitionhistoire.org).

Gros problème, en effet: on peine à dessiner les contours d'une véritable histoire nationale. En 1996, un groupe de travail mandaté par le gouvernement remettait même un rapport où les mots "histoire nationale" étaient repris pour les États-Unis ou le Canada, mais pas le Québec.

Pas surprenant, du moment où on y proposait aussi que l'élève construise "ses propres savoirs historiques, selon ses besoins ou ceux de son groupe, selon une démarche particulièrement riche, alors, de ressources identitaires librement consenties"!

Comment, avec une telle vision, assurer l'acquisition de connaissances solides?

Et pourquoi cette peur de l'histoire, demandez-vous? Parce que l'histoire, ici, est inévitablement politique. Normal, pour une société minoritaire dont la question nationale n'est réglée ni dans un sens ni dans l'autre. Mais cet aspect "politique" dérange. Au point de mener à son aseptisation croissante.

Résultat: de gros trous de mémoire. Même pour des événements charnières aussi récents que la crise d'Octobre, les référendums, le rapatriement de la Constitution, Meech & Charlottetown, etc.

En rééditant son livre – Le pouvoir? Connais pas! -, Lise Payette a même jugé bon, avec raison, de faire ajouter des notes explicatives sur des éléments et des personnes, écrit-elle, "que les jeunes ne trouvent pas dans leurs livres d'Histoire et que leur mémoire a déjà commencé à effacer". Un livre ne datant que de 1981…

Pourtant, bien des jeunes sentent ce vide. Plusieurs voudraient mieux connaître l'Histoire. Pas seulement celle du "monde", mais aussi celle du Québec – controversée et riche.

Un exemple récent: le Moulin à paroles. Tenue en 2009 sur les plaines d'Abraham, cette réponse aux tentatives gouvernementales de dénaturer le 250e de la Conquête fut diffusée en direct sur VOX pendant plusieurs heures. Et avec de très bonnes cotes d'écoute. Pourquoi?

Parce qu'on y découvrait, ou redécouvrait, c'est selon, des écrits et des personnages fascinants ayant marqué des pans entiers d'une histoire qu'on enseigne trop peu.

Comme on "découvrira" bientôt André Mathieu – brillant compositeur classique. Lui aussi, oublié, mais rappelé à la vie grâce au travail de moine d'Alain Lefèvre et aux sorties prochaines d'un film et d'une biographie. Et comme on aura découvert ou redécouvert les ouvres de Gaston Miron en écoutant Chloé Sainte-Marie ou les "Douze hommes rapaillés".

Bref, dire que les Québécois ne veulent rien savoir de leur histoire, récente ou lointaine, est un mensonge éhonté.

Mais le massacre de la mémoire est inquiétant. Qui sait vraiment, que ce soit chez ceux qui sont parmi nous, ou ceux qui nous ont déjà quittés, ce qu'ont fait les René Lévesque, Jean Lesage, Robert Bourassa, Jacques Parizeau, Camille Laurin, Denis Lazure, Judith Jasmin, Jacques-Yvan Morin, Thérèse Casgrain, Idola Saint-Jean, André Laurendeau, Louis-Joseph Papineau, et tant d'autres encore?

Qui, dans 20 ans, se souviendra, entre autres, des Michel Chartrand, Pierre Falardeau et Bruno Roy, qui nous ont quittés récemment?

Dans la population, se souvient-on de Paul Sauvé – premier ministre pendant seulement 100 jours et considéré comme un des pères de la Révolution tranquille? Où est son monument dans les jardins de l'Assemblée nationale?

Se souvient-on de celles qui se sont battues pour le droit de vote des femmes, obtenu au Québec aussi tard qu'en 1940? Comme le demande Mme Payette: où est leur monument?

Mais les statues et les monuments, aussi essentiels soient-ils, ne servent à rien si l'histoire n'est pas suffisamment enseignée.

Comment se sentir pleinement "citoyens" d'une nation sans cette connaissance fondamentale?

Et aujourd'hui, au-delà des scandales à la p'tite semaine, comment se projeter malgré tout dans l'avenir si on ne sait plus très bien d'où l'on vient?