Voix publique

L’aubaine du siècle

Vous connaissez sûrement ce point de vue: vouloir renforcer la loi 101, c'est ringard, nationaleux, voire un symptôme d'anglophobie latente!

D'une grande malhonnêteté intellectuelle, il flotte depuis belle lurette au Canada et au Québec. Même lorsque Statistique Canada et des spécialistes reconnus ne cessent de documenter les reculs du français.

Il rappelle aussi celui de Jean Charest et Lucien Bouchard. Tous deux ont refusé de résister aux jugements de la Cour suprême en usant, si nécessaire, de la clause dérogatoire. Une clause pourtant légitime et constitutionnelle – sa raison d'être étant de protéger la suprématie des parlements face aux juges non élus…

Avouez que pour des leaders du seul État francophone du continent, c'est d'une irresponsabilité spectaculaire.

Donc, rien de surprenant à voir le gouvernement Charest, avec son projet de loi 103, appliquer docilement le jugement kafkaïen de la Cour suprême élargissant l'accès à l'école anglaise en permettant aux francophones et allophones d'"acheter" à leur enfant le "droit" d'accès aux écoles anglaises subventionnées après trois ans passés dans une école privée non subventionnée dite "passerelle". Un droit monnayé, mais passé ensuite gratuitement aux frères, sours et tous leurs futurs descendants. L'aubaine du siècle, quoi!

Pensez-y: si de 500 à 1000 enfants par année s'en prévalent, d'ici quelques décennies à peine, plusieurs dizaines de milliers de Québécois auront pris le chemin de l'anglicisation à même les fonds publics. Pour ceux fascinés par les scandales, en voici un vrai. (* Certaines simulations mathématiques, incluant enfants, frères, soeurs & tous leurs descendants vont jusqu'à plus de 500 000 élèves qui pourraient passer ainsi au secteur scolaire anglophone subventionné en 25 ans.)

Retourner aux sources

Gros problème: de moins en moins de Québécois se souviennent ou connaissent le "pourquoi" de l'adoption de la loi 101 en 1977. Retournons donc aux sources, soit avant les jugements et les plus de 200 modifications qui, au fil des ans, l'ont irrévocablement affaiblie.

Feu Camille Laurin, le brillant ministre géniteur de la Charte de la langue française, savait que face au pouvoir d'attraction de l'anglais, il fallait une loi forte comprenant un aménagement linguistique cohérent, rigoureux et plus coercitif qu'incitatif. Le tout porté par une volonté politique clairement exprimée d'établir le français comme langue "normale et habituelle" – dixit la loi 101 – du travail, de l'éducation, du commerce, de l'administration publique, etc…

Le cour de cette loi était l'obligation pour les enfants de parents francophones et immigrants d'aller à l'école primaire et secondaire française tout en protégeant le droit de la minorité historique anglophone et des autochtones à l'éducation dans leur langue.

Camille Laurin voyait l'école comme devant être le lieu de convergence entre francophones et immigrants au moment où plus de 85 % des immigrants choisissaient d'éduquer leurs enfants en anglais! Objectif: amener les allophones, à la seconde ou troisième génération, à faire du français leur langue d'usage tout en prônant la connaissance d'autres langues.

Pour lui, le français devait être un milieu de vie et de culture pour devenir la langue commune au Québec. Pour ce faire, la loi 101 établissait que la "société d'accueil" pour les immigrants serait dorénavant la majorité francophone et non plus la minorité anglophone. Une véritable révolution!

C'est pourquoi, en permettant aux francophones, allophones et immigrants d'acheter un accès à l'école anglaise, le gouvernement Charest attaque le cour même de la loi 101. Il se comporte comme un chirurgien cardiaque fou qui plongerait à mains nues dans le thorax ouvert de son patient sans même songer aux conséquences.

Camille Laurin disait vouloir "une loi qui répare, qui redresse et qui redonne confiance, fierté et estime de soi à un peuple qui tenait à sa langue mais qui était devenu résigné et passif" (1). La question qui tue: serions-nous en train de le redevenir?

Des partis et groupes souverainistes contestent avec raison le projet de loi 103. Cela devrait pourtant concerner les Québécois de tous horizons politiques. Du moins, s'ils comprennent qu'aucune langue nationale ne peut survivre à terme si elle devient, pour une portion croissante de sa population, rien de plus qu'une deuxième ou troisième langue.

D'où l'importance vitale de l'école française dans la mesure où l'adoption ici de la langue majoritaire, contrairement à l'anglais sur le continent, ne se fait pas toute seule. Si cela exige une loi rigoureuse, c'est pour cause de lucidité et non par rejet de l'anglais – une langue omniprésente de toute manière.

Penser préserver le français sans tenir tête aux tribunaux, c'est faire fi de cette réalité et du devoir de protection de la différence québécoise.

C'est comme vouloir faire battre un coeur tout en lui coupant, une à une, ses artères principales…

(1) Voir Jean-Claude Picard, Camille Laurin. L'homme debout, Boréal (2003).