Voix publique

La faute au peuple

"Encore une fois, les Québécois ont déçu M. Bouchard." Jacques Parizeau (après la sortie légendaire de l'ancien premier ministre demandant aux Québécois de travailler plus).

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Le discours de "victime" en politique n'a rien de nouveau. Pour tout dire, c'est un phénomène universel et intemporel.

Prenez Jean Charest. Plus son gouvernement chute dans les sondages, plus il invoque ce qu'il appelle les "sautes d'humeur" des Québécois et l'influence néfaste qu'exerceraient sur eux les méchants médias et leur brochette d'histoires gênantes de corruption, de collusion et de favoritisme.

Par contre, comme tant d'autres chefs de gouvernement en situation de crise, il est nettement moins porté à s'épancher sur sa propre responsabilité ou celle de son parti…

"C'est pas juste moi!" s'écriait-il d'ailleurs en entrevue, "c'est toute la classe politique" qui passe à la moulinette de la colère populaire. Et pourquoi? À cause des partis d'opposition et de Pauline Marois, dixit M. Charest, lesquels, semble-t-il, verseraient trop dans les "attaques personnelles".

Donc, résumons. L'atmosphère politique empoisonnée dans laquelle le Québec macère depuis presque deux ans serait essentiellement la faute du peuple, des médias et des partis d'opposition.

Et là, nous arrivons au cour de tout discours de "victime": la déresponsabilisation et la négation du réel.

Que les étudiants payent!

Or, M. Charest est loin, très loin, d'être le seul à maîtriser l'art de la déresponsabilisation.

Tenez. Lorsqu'il était chef du PQ, Lucien Bouchard aimait bien blâmer le peuple pour sa supposée indifférence face aux offensives post-référendaires d'Ottawa. Comme si lui, même premier ministre, n'y pouvait rien…

Et lorsque le "sauveur" s'est enfin sauvé le 11 janvier 2001, il est même allé jusqu'à admonester son propre parti et Yves Michaud, qu'il considérait être intolérants envers les minorités.

Et lorsque François Legault quittait son poste de député en 2009, lui aussi blâmait le peuple pour son "apathie" et son "indifférence" devant ce qu'il voyait comme le "déclin tranquille" du Québec. Selon lui, c'était même "la perte de confiance et le cynisme de la population envers la classe politique qui freinent tout élan"!

Le "peuple", il a vraiment le dos large.

Cette semaine, ce fut le tour des recteurs d'université. Certains d'entre eux, pressés d'augmenter encore les frais de scolarité, le réclament toutefois sans répondre de leurs propres choix budgétaires des dernières années.

Ils demandent donc qu'on éponge un "manque à gagner" de plus de 600 millions de dollars en oubliant les centaines de millions flambés dans le fiasco de l'îlot Voyageur. Sans justifier non plus les 45 % que gruge maintenant le "béton" dans leur budget de fonctionnement.

Et quelle est leur propre responsabilité dans ce manque à gagner? Mystère et boule de gomme. Ce serait donc aux étudiants de payer plus sans poser de questions? La belle affaire.

Des médecins acceptent de leurs patients des enveloppes d'argent comptant pouvant aller jusqu'à 10 000 $? Et qui est responsable? Personne. Même le ministre de la Santé ose dire, sans rire, qu'il n'en a jamais entendu parler.

À Montréal, la simple création d'une unité anti-collusion aurait fait baisser le coût des projets d'infrastructures d'un bon 30 %? Et qui sera tenu responsable des milliards surfacturés depuis des décennies? Personne. Qui les remboursera aux contribuables? Causez toujours les lapins…

Vous avez dit "lynchage public"?

L'Oscar 2010 du discours de la déresponsabilisation va néanmoins à Luc Beauregard, le très influent fondateur du très influent cabinet de relations publiques National.

Dans La Presse, tout en félicitant M. Charest pour son "leadership", il dénonçait le "lynchage public", le "demolition derby" des médias contre les "leaders" du Québec, la "clameur qui veut un bûcher officiel" de même que le règne des "humeurs du moment". Ouf…

M. Beauregard semble persuadé que si la population exige depuis dix-huit mois une enquête publique élargie, ce serait bêtement la faute des médias. Impossible donc que ce soit parce que les Québécois sont déçus du leadership politique actuel ou qu'ils s'inquiètent de la gestion de leur argent par leur gouvernement.

Eh que non. C'est plutôt parce qu'ils sont hypnotisés par des journalistes d'enquête aux motivations sombres et inavouables…

À ce compte-là, finira-t-on aussi un jour par nous dire que le Watergate était la faute des journalistes et non de Richard Nixon?

Avouez que c'est tout de même un tantinet ironique de lire un maître reconnu des relations publiques dénoncer la "manipulation" de l'opinion.

N'empêche que le discours de "victime" tenu par un certain nombre de leaders du milieu des affaires et de la politique est un phénomène intrigant.

Un peu plus et on dirait qu'ils n'en reviennent tout simplement pas de voir leur compétence et leur autorité morale de plus en plus contestées sur la place publique.

Bref, comme si le peuple les décevait, et non l'inverse…

Cherchez l'erreur.

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Addendum: Voir aussi ce texte de Jacques Rousseau, professeur associé à l'Université du Québec à Trois-Rivières, paru dans La Presse du 8 décembre après la mise sous presse de la chronique ci-haut: http://www.cyberpresse.ca/opinions/201012/07/01-4350103-le-cabinet-national-cherche-a-etouffer-la-liberte-dexpression.php