Voix publique

Le gâchis

Sur la page couverture du numéro courant du Courrier international, on trouve un titre percutant: «2011 Année révoltée».

Printemps arabe. Crise financière en Europe. Nouveaux mouvements sociaux. Espoir de faire de la politique «autrement». Critiques de la cupidité d’un système économique dysfonctionnel et corruptible. Etc…

Bref, le ras-le-bol qu’on sent monter au Québec est loin d’être un phénomène isolé.

Le rapport «secret» de l’Unité anticollusion de Jacques Duchesneau en sera dorénavant le symbole autant que l’expression.

Car ce rapport est en fait la chronique de ce qui empoisonne l’atmosphère ici depuis plusieurs années: existence d’un «univers clandestin» de corruption et de collusion dans l’industrie de la construction; infiltration par la «mafia»; «blanchiment» d’argent public; firmes de «génie-conseil» faisant la pluie et le beau temps au ministère des Transports; «stratagèmes» de dépassements de coûts répétés; financement «occulte» des partis politiques; «enrichissement personnel de certains élus»; perte d’«expertise» et d’«indépendance» d’une fonction publique cannibalisée par le privé; trafic d’influence; copinage, etc..

Le tout entraînant rien de moins qu’une «prise de contrôle de certaines fonctions de l’État» par des intérêts particuliers. Dont ceux du crime organisé.

Le rapport Duchesneau trace le portrait d’une démocratie en état de siège.

Main basse sur la démocratie québécoise

L’influence exercée auprès des élus et des partis politiques par les gros joueurs de la construction donne le vertige.

D’autant que le rapport Duchesneau note qu’«en fait de valeur et d’emplois, la construction est l’activité industrielle la plus importante au Québec et le ministère des Transports est le plus grand donneur d’ouvrage du gouvernement». Ça donne froid dans le dos.

Car ce sont des dizaines de milliards de dollars que le gouvernement passera en infrastructures dans les prochaines années. Une ruée vers l’or pour cette poignée de gros entrepreneurs qui se partagent une portion démesurée des contrats publics.

Traduction: il y a collusion et corruption pour se partager ce pactole sans précédent au Québec.

En comparaison, le scandale des commandites fait figure de théâtre amateur.

Qui plus est, selon le rapport Duchesneau, «tout se passe comme si le ministère (des Transports) avait pour ainsi dire autorisé un transfert de compétences vers le secteur privé (…)».

Relire ce passage-clé, c’est comprendre tout l’impact du parti pris du gouvernement pour le secteur privé. C’est mesurer à quel point la gestion des fonds publics et la qualité des travaux échappent de plus en plus aux élus.

Le phénomène est délibéré: «certaines des propres règles adoptées par le ministère semblent contenir en elles-mêmes la possibilité de leur contournement, de leur détournement, voire de leur perversion au bénéfice de certains acteurs du milieu de la construction.»

Bref, une véritable culture de dépassements de coûts à répétition semble s’être installée à demeure au ministère des Transports.

Avouons que pour un rapport décrit par ses propres auteurs comme n’ayant qu’un «caractère exploratoire», les signaux d’alarme n’y manquent pas.

On dirait le scénario d’un film dont le titre serait «Main basse sur la démocratie»…

S’il est évident que le côté tentaculaire et corruptible de cette industrie existe ailleurs sur la planète, les auteurs prennent néanmoins la peine de noter qu’au Québec, plusieurs de ces magouilles se sont accrues au cours des «dernières années».

D’où la désinvolture troublante avec laquelle le premier ministre accueillait ce rapport le 16 septembre – disant qu’il ne l’avait même pas «lu». Comme s’il s’agissait d’un vulgaire dépliant publicitaire.

Dans cette année «révoltée», le rapport Duchesneau propose donc l’adoption de «pratiques exemplaires» aptes à donner «une voix et de l’espérance à tous les citoyens excédés» par les effets «dommageables» de ce cocktail explosif «sur les plans économique et social, aussi bien que politique».

Eh bien, retrouver une «voix» et de l’«espérance» est précisément ce que cherchent de nombreux Québécois quant à leur État, leurs institutions, leur classe politique et leurs propres deniers publics.

Or, en refusant depuis 30 mois la création d’une commission d’enquête dont le mandat serait d’exposer et de décapiter la pieuvre de la construction, M. Charest nourrit la bête et alimente les pires soupçons pendant que des voleurs se servent à même le trésor public.

Le gâchis est total. Le portrait, nauséabond.

Selon Jacques Duchesneau, le problème serait même «plus grave qu’on le pense».

LA question: pourquoi M. Charest croit-il être le seul à avoir raison face à une population qui ne cesse de réclamer la commission d’enquête qu’il lui refuse?

Élément de réponse: le rapport Duchesneau constate que dans le milieu de la construction, «la peur est un puissant instrument de contrôle».

Mais de quoi donc le gouvernement a-t-il si peur?…