Voix publique

Pas de fumée sans feu

Alors que s’ouvrent à Montréal deux recours collectifs combinés de 27 milliards de dollars contre trois compagnies de tabac, il y a vingt ans déjà, à quelques jours près, mon père mourait d’un cancer du poumon.

En quelques mois, à 54 ans, un cancer inopérable lui volait sa vie. À peine trois ans plus tard, à 57 ans, le même type de cancer arrachait à ma mère son dernier souffle.

Deux fumeurs à «un paquet par jour», comme on disait. Deux fumeurs parmi tant d’autres arrivés à l’âge adulte quelque part dans les années 1950. Une époque où, dans l’euphorie de l’après-guerre, fumer devenait la norme.

Cette cigarette étouffante, potentiellement meurtrière, on la respirait partout. Qu’on le veuille ou non. Jusque dans les chambres à coucher, les cuisines, les restaurants, les hôpitaux et les assemblées politiques.

Cette cigarette, on la représentait faussement comme un objet de «virilité» pour les hommes et de «liberté» pour les femmes. Au cinéma, elle devenait «glamour» et «sex-appeal». On la disait même «bonne» pour la santé! Quelle farce macabre.

Pour ma part, elle me lève le cœur. En fait, elle me l’a arraché. Comme tant d’autres, elle m’a pris mes parents. Et elle les a pris beaucoup, beaucoup trop tôt.

Je n’ai donc aucun mérite à n’avoir jamais fumé. La recette n’est pas de moi: vivre plus de vingt ans avec deux fumeurs guérirait n’importe qui de l’envie de se mettre cette cochonnerie-là dans la bouche. Les effets de la fumée dite secondaire, les enfants de fumeurs savent trop bien ce que c’est et ce que ça fait.

Même toutes ces années après la mort de mes parents, je n’ai pas décoléré. Pour eux, mais aussi parce que la cigarette a fauché et fauchera pour des cimetières entiers d’hommes et de femmes. Elle ne compte plus ses veuves, ses veufs et ses orphelins. Ni les millions de poumons qu’elle pourrit. Ce qui, sur la planète, est loin d’être terminé.

Comment décolérer lorsqu’on rapporte que les fabricants savent depuis des décennies que leur produit a des effets nocifs majeurs sur la santé des humains et, par conséquent, sur la santé et les finances publiques?

Aujourd’hui, on voit encore des jeunes filles et des jeunes garçons qui, malgré tout ce qui est connu sur les liens établis entre la cigarette, le cancer et une horde de maladies lourdes, s’en allument une dès qu’ils le peuvent.

Comme quoi elle demeure puissante, cette combinaison du sentiment d’immortalité, de la pression des pairs et, parmi les filles, de cette conviction de pouvoir rester mince en fumant.

Mais rien ne rivalise vraiment avec la pression venant de la dépendance provoquée par les substances contenues dans ces petits tuyaux de papier blanc.

Une poursuite essentielle

Cette poursuite entendue devant la Cour supérieure, c’est celle de deux recours collectifs faits au nom de 1,8 million de Québécois contre Rothmans, Benson & Hedges, JTI Macdonald et Imperial Tobacco.

Cette poursuite, elle pose des questions fondamentales. Les compagnies ont-elles sciemment caché ou banalisé les risques de leur produit? L’ont-elles modifié pour augmenter la dépendance? Ont-elles vendu, en toute connaissance de cause, un produit dangereux?

Cette poursuite, elle s’ajoute à d’autres. Aux États-Unis, c’est pour près de 300 milliards de dollars que des fabricants de cigarettes ont été poursuivis. Et ont perdu.

Or, ces compagnies, contrairement à la santé des fumeurs, sont blindées. Blindées financièrement. Blindées malgré de multiples mégapoursuites. Blindées grâce aux fumeurs qu’il reste en Occident, incluant le «marché» alléchant des moins de 24 ans. Blindées grâce aux fumeurs d’aujourd’hui et de demain, fort nombreux, dans les pays émergents.

Et puis, clament ces compagnies, le produit est légal, non? Les taxes, les gouvernements les perçoivent, non? Ici, les fumeurs ont même contribué à financer le Stade olympique, non? La contrebande, ça va plutôt bien, non? Comme si la légalité d’un produit pouvait soustraire à l’obligation de s’assurer de sa sûreté.

Et leurs avocats-vedettes de lancer aux victimes et à leurs familles que fumer, c’est un choix! Or, la dépendance est tout sauf un choix.

Bref, ces poursuites sont nécessaires. Essentielles. Tout comme le demeure l’éducation entêtée sur les méfaits de la cigarette.

Je sais, je sais, vivre est dangereux, comme dit le cliché. Mais le danger de fumer est réel.

Ce que je sais aussi, c’est qu’il y a deux mois et des poussières, la belle et courageuse Micheline, notre maman, aurait fêté ses 75 ans.