Voix publique

Chapeau, monsieur Curzi!

Le constat crève les yeux. Depuis plusieurs années, le français recule dans la grande région de Montréal. Une «réanglicisation» s’installe peu à peu au travail, dans l’affichage, le commerce, l’enseignement, les services sociaux et de santé.

Au fédéral, on nomme des anglophones unilingues à des postes clés. Ici, les gouvernements, péquiste ou libéral, ont laissé le bilinguisme s’étendre à nouveau dans l’administration publique et les services aux citoyens. Des ministères financent des cours d’anglais aux nouveaux arrivants pendant que des millions de dollars reçus du fédéral pour leur enseigner le français seraient détournés à d’autres fins par le gouvernement Charest.

Des parents nantis peuvent inscrire leurs enfants à une école primaire anglaise dite «passerelle» pour leur acheter ensuite le droit à l’école anglaise subventionnée. Plus ou moins 40% des allophones au cégep ou l’université choisissent une institution anglophone. Etc.

Résultat: le français peine encore à s’imposer comme une véritable langue commune et d’intégration. Trente-cinq ans après l’adoption de la loi 101, son objectif de faire du français la langue «normale et habituelle» au Québec n’est toujours pas atteint.

La mondialisation a beau avoir le dos large, elle n’explique tout de même pas une réanglicisation aussi localisée sur la planète et sur autant de plans. Alors, la cause de ce gâchis, elle est où?

On la trouve en fait dans une combinaison létale. Celle de plusieurs jugements venus affaiblir la loi 101 au fil des ans et de l’inaction crasse des gouvernements québécois en réponse à ceux-ci.

Même le recours tout à fait légal et constitutionnel à la clause dérogatoire pour protéger tout au moins quelques pans de cette loi charcutée par les tribunaux fut longtemps diabolisé par nos élites politiques et médiatiques. Et l’est encore par certains.

(Rappelons qu’une clause dérogatoire fut incluse dans les chartes québécoise et canadienne des droits pour protéger la souveraineté des parlements face aux juges non élus.)

En fait, la situation est de plus en plus absurde. On exige ici la connaissance de l’anglais pour des boulots au salaire minimum alors que celle du français n’est même pas nécessaire pour être nommé juge à la Cour suprême par le premier ministre du Canada!

Et s’il est encore possible de faire sa vie ici sans parler un mot de la langue de la majorité, bonne chance au francophone qui tenterait le même coup dans une autre province!

Bref, pas étonnant que les reportages sur l’état du français se multiplient, tous médias confondus. Ou que le nombre de plaintes à l’Office québécois de la langue française (OQLF) explose.

Ceux qui voient de la xénophobie ou de l’anglophobie dans cette inquiétude croissante face au recul du français font malheureusement plus dans la propagande que dans un constat lucide des faits.

Et que fait le gouvernement? Rien. Il lance un peu d’argent à l’OQLF, promet de la «vigilance» à revendre et se contente d’«accompagner» les entreprises réfractaires au français.

C’est pourquoi le dernier tour de piste politique de Pierre Curzi mérite d’être salué. Député indépendant et ex-péquiste, il présentait récemment une version nouvelle et renforcée de la loi 101. Or, ce projet de loi, avoua-t-il en entrevue, il n’aurait jamais pu le présenter s’il était demeuré au PQ.

De fait, le geste impressionne. Par sa nécessité, son intelligence, sa sincérité, son courage, sa passion et le travail qu’il aura exigé.

Fait étonnant pour le seul État francophone d’Amérique: peu de gens possèdent ici une expertise solide, surtout universitaire, de la question linguistique. Je le sais parce que je l’ai moi-même acquise. Dans un tel contexte, voir un député mener une recherche d’une telle ampleur avec une équipe et des moyens aussi limités commande certes le respect.

On trouve aussi dans son projet de loi des suggestions émises ailleurs par Québec solidaire, le PQ et des experts indépendants. Exemple: dépolitiser la nomination du président de l’OQLF en la soumettant au vote des deux tiers de l’Assemblée nationale. Une idée que je défendais il y a 20 ans déjà lorsque j’étais à la maîtrise…

Ce projet de loi n’est évidemment pas parfait. Il propose des resserrements dans la langue d’enseignement, le travail et les services publics. Mais il s’avance peu, entre autres, sur la langue d’affichage. Il reste qu’il constitue une contribution au débat sur une question existentielle pour le Québec.

Bref, même si, pour des raisons politiques, ce projet de loi est condamné à mourir au feuilleton, Pierre Curzi pourra quitter la politique la tête haute.