Fear and Loathing in Las Vegas : Gueule de bois
Cinéma

Fear and Loathing in Las Vegas : Gueule de bois

Entre Alice au pays des merveilles et L’Enfer de Dante, TERRY GILLIAM signe un autre film baroque, éclaté et coloré. Cette fois-ci, inspiré du livre-culte de Hunter S. Thompson. Mais la machine tourne à vide et donne la migraine…

Deux compères quittent Los Angeles et filent vers Las Vegas en décapotable, le pied au plancher et la tête embrumée. Raoul Duke, dégarni, porte de magnifiques lunettes jaunes, et un short avec des chaussettes. En conduisant, il chasse les chauve-souris de son imagination. A côté de lui, son compagnon, Dr Gonzo, hirsute, cuve on ne sait quoi, et émerge de temps à autre pour hurler et jouer avec son revolver. Dans le coffre de la voiture, une valise noire a tout ce qu’il faut pour décoller: cocaïne, LSD, mescaline, hasch, alcool et autres substances non remboursables. Ça s’annonce comme un road movie délirant, et ça se termine sur la même note. Fear and Loathing in Las Vegas nous traîne, durant plus de deux heures, dans un cauchemar drolatique, sans jamais toucher au frein.

Terry Gilliam, grand rêveur, nous a déjà fait part de ses délires dans Brazil, The Adventures of the Baron Munchhausen ou The Fisher King. Là, il a plongé dans la bible du «gonzo journalism», écrite, il y a 25 ans, par Hunter S. Thompson, alors journaliste à Rolling Stones. Après les années douces du flower power, le réveil des années 70 est amer. Toujours le VietNam, toujours Nixon; Hendrix, Joplin et Morrison sont morts d’overdoses, les Hell’s Angels font du bruit à un spectacle des Stones, et Charles Manson est condamné à mort. C’est la fin d’une époque et le début de la face cachée du rêve américain. En cette période de transition, Thompson répond par le journalisme gonzo, où rapporter l’information ne suffit plus. Il faut enjoliver pour faire passer la pilule. Penser fiction pour faire vibrer le réel. Un court voyage avec son avocat et copain à Las Vegas devient une balade en enfer, cynique, outrancière et drôle.

Il fallait être irrévérencieux et intelligent, sérieusement disjoncté et malheureux. Gilliam a tout compris. L’alter ego de Thompson, Raoul Duke, est un Johnny Depp qui se déplace tel un insecte, se servant de son fume-cigarettes comme d’un sonar, et ouvrant des yeux immenses de paranoïaque. Tendu comme une corde qui va casser, il traverse les mauvais trips (des lézards dans un bar, des tapis qui bougent, et le copain qui se transforme en diable) comme les réveils: avec le même flegme angoissé. Benicio Del Toro, déformé et hagard, offre la masse pesante, le côté lourd de l’angoisse. En kamikaze de la dope, gesticulant dans une baignoire ou jouant du couteau, il oscille entre le meurtre et le suicide, pour finalement choisir la vie avec un certain panache. Dans ce plongeon, le tandem fonctionne. Qui dit Gilliam, dit décors fantastiques, tous plus baroques, précis et colorés les uns que les autres. Mais les clowns font peur, et le ton du film oscille entre Alice au pays des merveilles et L’Enfer de Dante.

Gilliam a t-il donc réussi son film? Pas sûr. L’image est folle, un théâtre de marionnettes parfaitement maîtrisé, certaines scènes amusent et le propos tombe à pic: entre deux périodes, le vent tourne et il faut savoir le prendre, pour continuer à croire et à survivre. Ça peut sonner des cloches… Mais l’exorcisme traîne en longueur. L’ingurgitation de drogues non-stop devient fatigante. On s’enfonce dans le fauteuil et on s’ennuie. Ce qui se veut, en filigrane, un constat terrible se transforme, à la longue, en marathon. Une fois le malaise saisi, on regarde, presque indifférent, les prises de dope à répétition, les suites d’hôtels saccagées et les virées en voiture ad nauseam. On sort stone, sans avoir envie de disserter sur la force du rêve américain ou de son héritage! Plus que l’accumulation des séquences, la drogue, ou la longueur du film, c’est la facture qui bousille le message.

Encore la musique des Doors? Un petit air de Tom Jones ? Encore un retour en arrière pour nous éclairer sur le futur? Malgré ses qualités, Fear and Loathing in Las Vegas est réellement démodé. La réaction du public, à la soirée de première, était significative: des rangées entières quittaient la salle, spectateurs fatigués de ces excès d’un autre temps; tandis que d’autres, hilares, applaudissaient à tout rompre, excités par cette nouvelle réalité virtuelle, plus sophistiquée qu’un jeu vidéo, où tout est permis. La réflexion sociale s’est noyée. Exemple même du film où le propos ne peut passer, pour cause de modem caduc et de joueurs avides, qui veulent toujours plus.

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