La Maman et la Putain : Putain de film!
Dix-sept ans après le suicide de JEAN EUSTACHE, et 25 ans après sa création, La Maman et la Putain revient nous séduire sur grand écran. Un badinage intellectuel brillant, qui cristallise toutes les tendances qui ont fait vibrer le Paris d’après-Mai 68. Une autre bonne raison de trinquer avec les cousins…
Et voilà que revient un drôle de chef-d’ouvre. Vingt-cinq ans après sa création, après le prix spécial du jury remis lors du festival de Cannes, et après le suicide de son réalisateur, Jean Eustache, en 1981, on découvre La Maman et la Putain. Trois heures et quarantes minutes en noir et blanc, en version intégrale, une copie neuve et restaurée. Un monstre sacré qui déboule cet été au milieu des gros canons hollywoodiens, aussi bien sur la France que sur le Québec. Et c’est là que le film prend toute sa dimension: voir ce très long métrage aujourd’hui, c’est recevoir une douche froide et se réveiller. A la veille du troisième millénaire, s’offrir La Maman et la Putain, c’est s’ouvrir les yeux sur l’Histoire, et sur ce qu’elle a imprimé sur l’humain et son comportement, sur celui qui réalise et sur celui qui joue, et sur la manière de parler de la vie.
Réalisé rapidement à partir d’un scénario de 600 pages, en 1973, dans le réveil morose de l’après-68, avec peu de moyens, peu d’acteurs et peu de décors, le film majeur d’Eustache ressemble à une brique de philosophie marquée dans le temps, au coin d’Ulysse de Joyce, du Voyage au bout de la nuit de Céline ou encore d’A la recherche du temps perdu de Proust, que lit Alexandre (Jean-Pierre Léaud). Un pavé enchâssé dans un moment socioculturel précis qui vient de faire un bond de Superman dans notre quotidien. Mais tout comme on veut apprendre des chapitres du Quatuor d’Alexandrie parce que résonne une vieille musique vaguement fredonnée par nos parents, celle du «temps d’avant», on voudrait apprendre des passages de ce film, pour ne pas oublier ce que nous pouvons être. Mais aussi pour le style, le ton, l’intelligence, la désinvolture, la poésie et la clairvoyance de cette ouvre.
Alexandre est un parasite narcissique, qui lit Le Monde tous les après-midi aux Deux Magots. Il vit avec Marie (Bernadette Lafont), belle trentaine joyeuse. Elle est «la maman», mitonnant des petits plats. Draguant vaguement Véronika l’infirmière (Françoise Lebrun), Alexandre s’entiche de cette dernière, blonde et triste, «la putain», qui force sur la bouteille, la névrose et le cul. Par les mots, le verbe, Alexandre le conteur a ensorcelé les deux femmes. Et durant tout le film, une série de petits événements anodins mis bout à bout, mais surtout un discours presque ininterrompu, vont légèrement faire varier la vie de ces trois personnages principaux. Ils vont aller de «pas si mal» à «plutôt mal». Et le spectateur, ébranlé, ne sait même plus si au bout de trois heures, il doit espérer dans ce film noir un choix, un geste ou une action; tout désorienté qu’il est par ce travail d’approches et de défilades.
Car c’est l’humain dans ce qu’il a de plus désespérant: quand son intelligence se bute à sa condition. A quoi sert l’esprit sans la philosophie, à quoi sert le cul sans l’amour, à quoi sert le couple sans la flamme, le travail sans la passion, et la révolution… si rien ne change? La Maman et la Putain constitue la quintessence de la Nouvelle Vague, un bassin amer qui vieillit pourtant si mal sur pellicule. On connait les tics, on les nomme clichés: Saint-Germain-des-Prés, Les Deux Magots, les cigarettes brunes sans filtre, les cheveux longs, les litres de scotch, le mépris du riche, la non-valeur de l’argent, la liberté sexuelle, le refus du choix, le snobisme intellectuel, le cynisme dans la formule. Or, les maniaques du film, comme les nouveaux spectateurs, peuvent s’en emparer pour en extraire un regard toujours actuel sur l’Homme, pour cueillir un morceau de ses fabuleux monologues. Malgré la force de l’écriture, ce drame n’aurait peut-être pas porté, serait resté commun et figé dans ces vieux stigmates sans la façon de faire d’Eustache. Avec une caméra presque immobile, des fondus au noir opaque qui ferment chaque scène marquante, il porte un regard de documentaliste précis qui ne veut rien rater de chaque mouvement, de chaque battement. Et les aficionados savent précisément quand et pourquoi Léaud bouge les doigts, amorce un sourire méchant, ou se retourne dans son lit. Cette impression de temps réel qui s’écoule est renforcée par la musique, personnage du film, qui prend la place des mots quand ils restent coincés dans la gorge. Le Requiem de Mozart, Piaf, Deep Purple et quelques chanteuses d’avant-guerre deviennent discours. Deux fois, la chanson est écoutée entièrement. Caméra fixe, on ne peut que suivre attentivement les mots et remarquer l’exaltation de Léaud ou la peine cachée dans les mains de Lafont.
Le film n’avait pas eu de succès public à l’époque. Les mots crus avaient choqué, le badinage avait impressionné, le style monolithique avait surpris, et Léaud avait charmé. Plus rien de tout cela n’a cours. Il reste l’essence. Mais cela séduira-t-il? Comment reçoit-on, dans un monde individualiste, joueur et parfois sans tête, une ouvre avant-gardiste, rêche et brillante? Peut-être avec l’amertume de la poésie enfouie, avec le désespoir de voir la désinvolture envolée, avec la rage de sentir que le temps était doté d’un métronome plus lent, et avec la maigre satisfaction de savoir qu’on peut encore s’en délecter sur pellicule…