Adrian Lyne-Lolita : Parcours du combattant
Plus de 30 ans après Kubrick, ADRIAN LYNE s’attaque à l’adaptation du classique de Nabokov. Une longue traversée du désert pour arriver à un film moins sulfureux qu’annoncé, et moins raté qu’on pouvait le craindre.
Pour Adrian Lyne, le réalisateur de la nouvelle version de Lolita, «il est évident qu’il fallait être fou pour essayer d’adapter le livre de Nabokov». Cette évidence n’a cependant pas empêché le metteur en scène de Fatal Attraction et d’Indecent Proposal de s’attaquer à ce classique controversé et inadaptable, qui continue encore de déchaîner les passions, 43 ans après sa publication. Du reste, Adrian Lyne sait très bien de quoi il parle, car son rêve s’est transformé en un véritable cauchemar: une production de 55 millions de dollars, qui aura bouffé huit années de sa vie, et qui n’a toujours pas pu – à cause de la censure, mais aussi du contexte socio-économique – trouver un distributeur prêt à l’exploiter en salles aux États-Unis. Avec le résultat que Lolitasort cette semaine dans les salles canadiennes, deux mois après un passage humiliant sur une chaîne de télévision câblée américaine.
Que s’est-il donc passé?
Pour Adrian Lyne (joint la semaine dernière, par téléphone, à Toronto), le chemin de croix a commencé il y a huit ans avec la relecture du livre de Nabokov. Il se laisse alors prendre au piège de la passion obsessionnelle de Humbert Humbert (Jeremy Irons) pour la jeune Lolita (Dominique Swain), et conçoit le projet d’une adaptation qui en capture «le mélange d’humour et de sensualité, d’émotions fortes et extrêmement contrastées».
Bien que Stanley Kubrick ait déjà réalisé, en 1962, une adaptation du livre (qui mettait en vedette James Mason et Sue Lyon), Lyne est stimulé par l’idée de pouvoir montrer tout ce que son prédécesseur ne pouvait que suggérer. Il réalise toutefois très vite que l’adaptation ne sera pas facile. «D’abord, parce que j’ai mis longtemps à trouver un collaborateur satisfaisant. J’ai travaillé avec Harold Pinter, David Mamet et James Dearden, avant de tomber sur Stephen Schiff, un ancien critique et journaliste, qui n’avait pourtant jamais écrit de scénario. Ensuite, parce que j’ai vite compris que le climat moral de notre époque était peut-être pire encore que celui des années 60.»
Après avoir convaincu une compagnie française (Pathé-Chargeurs) de financer son film, et après avoir choisi Jeremy Irons (sur une liste de candidats qui allait de Hugh Grant à Anthony Hopkins, en passant par Warren Beatty), Adrian Lyne réalise en effet que Lolita risque de se heurter aux nouvelles lois sur la pornographie infantile. «J’ai passé des mois à discuter avec les avocats avant le tout premier jour de tournage. Pour se protéger, les producteurs voulaient que l’on trouve une actrice majeure qui soit crédible en mineure. Vous n’avez pas idée du nombre d’actrices dans la quarantaine que j’ai dû voir déguisées en ado en train de lécher une sucette! Et puis, on a finalement commencé le tournage avec Dominique, qui était parfaite, mais en étant très nerveux, car on tournait en Caroline du Nord, dans le fief conservateur de Jesse Helms!»
Puis, Lyne apprend au montage que Clinton compte faire passer une loi qui rendra illégale toute représentation d’un acte sexuel avec une personne mineure. Un développement qui le force à couper plusieurs plans tournés avec une doublure adulte de Swain, et sans lesquels cette adaptation d’un livre sulfureux commence à avoir l’air dangereusement asexuée. Pire: les retombées du meurtre de Jon-Bennet Ramsey (aux États-Unis) et de l’affaire Dutroux (en Europe) commencent à faire peur aux distributeurs américains, qui rechignent en plus devant la somme (25 millions de dollars) exigée par la société de production française. Tant et si bien qu’après une sortie européenne décevante, et un accueil critique quelconque, Lolita est cédé au réseau Showtime pour la somme carrément humiliante d’un million de dollars.
Livre piégé
Alors, que reste-t-il, à l’arrivée, de cette pauvre Lolita?
Eh bien, il reste finalement un film plutôt réussi et émouvant, malgré une foule de défauts prévisibles et évidents. Un film qui se remet lentement d’un début désastreux (avec la musique excessivement romantique d’Ennio Morricone et une photo vaselinée à la David Hamilton) pour nous gagner sur la longueur, grâce à sa fidélité à un roman exceptionnel et à l’interprétation poignante de Jeremy Irons. Un film qui – sans posséder l’humour absurde ou l’intelligence cynique qui faisaient le charme de la version de Kubrick – capture assez justement la paranoïa grandissante et la mélancolie obsessive qui hantent le livre de Nabokov. Bref, une illustration inégale, mais généralement honnête, d’un livre-piège qui commence à avoir l’air d’un véritable triangle des Bermudes littéraire.
Adrian Lyne (qui avait été contacté par Kubrick, il y a 25 ans, à l’époque où le réalisateur, impressionné par une de ses pubs, lui avait proposé la direction de la seconde équipe de Barry Lyndon!) ne sait pas ce que son illustre prédécesseur pense de son adaptation du roman de Nabokov. Il se dit toutefois chagriné par le fait que son film n’ait pas été défendu davantage par ses confrères en Amérique. «Je suis déçu par le fait que la Director’s Guild of America n’ait pas dénoncé la situation actuelle; que personne n’ait dit que Martin Scorsese ne pourrait pas faire Taxi Driver aujourd’hui, ou que Louis Malle ne pourrait pas tourner Pretty Baby. Et d’autres devraient le dire car, sinon, nous nous retrouverons tous bientôt à faire des suites à des trucs comme Armageddon.» Que dirait-il, finalement, à ceux qui tenteraient, comme lui, de braver les gardiens de la censure? «Je leur dirais de réfléchir soigneusement, dit Adrian Lyne en riant. Et d’enfiler leur armure!»
Dès le 1er octobre
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