Isabelle Huppert : Au nom d’Huppert
Depuis 25 ans, ISABELLE HUPPERT mène une carrière sans faille. Incarnant une certaine idée de la femme moderne, elle parvient à être actuelle et intemporelle. La Cinémathèque québécoise lui rend un hommage plus que mérité.
Après un quart de siècle de carrière, une cinquantaine de rôles au cinéma, et des prix à profusion (à Cannes, à Berlin, à Venise, aux Césars, etc.), Isabelle Huppert est toujours plus une actrice qu’une vedette. Passant de Tavernier à Wajda, de Godard à Cimino, de Bolognini à Pialat, de Téchiné à Ferreri, et de Doillon à Schroeter, la comédienne de 45 ans a suivi un parcours exemplaire, marqué par une curiosité tous azimuts et une rigueur constante. «J’aime les rôles qui ne sont pas gagnés d’avance, disait-elle en 1995. C’est toujours plus plaisant, plus amusant de faire aimer – sans l’embellir et sans attendrissement – un personnage qui, a priori, ne l’est pas. Mais il faut qu’il ait un certain charme.»
La Cinémathèque québécoise lui rend hommage en présentant 27 de ses films, dont les cinq qu’elle a tournés avec son réalisateur fétiche, Claude Chabrol: Violette Nozière, Une affaire de femmes, Madame Bovary, La Cérémonie, et Rien ne va plus. Pas étonnant que ces deux-là forment un formidable duo cinématographique: ils partagent la même objectivité sur les histoires qu’ils mettent au jour. Qu’elle incarne une grande amoureuse, une meurtrière vénale ou une avorteuse par compassion, Huppert ne porte pas de jugement – pas plus que Chabrol, d’ailleurs – sur ces femmes qu’elle incarne. Elles existent, c’est tout. A chacun de se faire son idée. Pour le rôle qu’il lui a confié dans La Séparation, Christian Vincent dit avoir tout de suite pensé à elle, «parce qu’elle a quelque chose d’irréductible». C’est ce noyau dur qui fait le charme et le mystère d’Huppert. Telle une Joconde moderne, elle s’expose à tous, vulnérable et généreuse, sans qu’on arrive à percer la femme derrière le rôle. «Le spectateur aime penser que l’acteur est le personnage; et le travail de l’acteur, c’est de le faire croire», disait-elle il y a quelques années.
A l’instar de Moreau, Girardot, Deneuve ou Miou-Miou, Huppert a une voix unique. Une voix cajoleuse ou cinglante, âpre ou enfantine, séduisante ou sauvage, à l’image de son physique et de son jeu. Comme tous les grands acteurs, la comédienne concilie la transparence et l’opacité, et dégage une force sous laquelle percent le danger, l’ambiguïté, l’imprévu. Une présence qui, paradoxe absolu du métier de comédien, s’annule pour mieux exister. Depuis toujours, dans toutes les entrevues, elle se dit «fascinée par le silence», par Louise Brooks et Greta Garbo, ces actrices qui, ne suivant que leur chemin, décidèrent de disparaître des écrans et de la vie publique en pleine gloire. «Une célèbre professeure de théâtre, en France, disait que la présence de l’acteur, c’est l’absence. C’est l’idée d’un regard sur soi, d’une pensée tournée vers soi qui donne ce sentiment d’absence, mais aussi de monde intérieur. Au cinéma, il faut avoir cette capacité de s’abstraire, d’être dans un vide dans lequel le spectateur va pouvoir lire tout ce qu’il veut. Il faut accepter de ne rien faire. C’est comme ça que quelque chose passe. Si on veut toujours remplir les silences, jouer tout le film à chaque phrase, ça ne passe pas. Jean Renoir disait: "Il ne faut pas jouer la fin d’un film avant le début." Le cinéma, c’est l’art de la distillation.»
A son charme certain, empreint d’un mystère qu’on associe depuis toujours à l’éternel féminin, Isabelle Huppert combine une modernité de jeu et de personnalité qui en fait, 25 ans après ses débuts, une actrice toujours actuelle et pertinente. A parts égales, la chance et l’instinct ont dessiné une carrière qui, sans connaître de sommets vertigineux, na jamais sombré dans l’oubli. «La célébrité suppose une certaine résistance. Sinon, on peut faire un peu n’importe quoi, exister n’importe comment; et là, on tue toute envie de la part du public et des metteurs en scène. Mais bon, ce n’est pas une résistance bien héroïque, c’est une force un peu passive. Je n’ai jamais connu le vedettariat envahissant, c’est une chance. Finalement, j’ai l’impression que je me suis construite avec ce que j’avais, et aussi avec ce que je n’avais pas. A l’arrivée, c’est plutôt un avantage. Je suis une actrice connue, mais je ne suis pas une vedette populaire. Il n’y a donc pas cette espèce de confusion qui fait que le cinéma passe à l’arrière-plan. Moi, j’ai toujours privilégié le cinéma.»
Elle a tourné aux quatre coins du monde, et ses partenaires ont eu pour nom Noiret, Depardieu, Dalle, Adjani, Dutronc, Serrault, Moreau, Dewaere, Trintignant, Mastroianni, Miou-Miou, Piccoli, Bonnaire, Coluche, Auteuil: un who’s who du cinéma européen où elle s’inscrit le plus naturellement du monde. Mais, c’est par le choix des metteurs en scène qu’elle s’est bâti un univers cinématographique qui lui ressemble. «C’est assez étrange de vouloir faire du cinéma parce que c’est aller à la rencontre de soi-même et du monde. C’est un peu deux mouvements antagonistes: à la fois une quête intérieure et aussi l’ambition.»
Pour nous, calés dans nos fauteuils, plongés dans le noir des salles obscures, Isabelle Huppert est un miroir, une page blanche où se superposent nos histoires et celles que la comédienne incarne. C’est le propre d’une grande actrice que d’être soi-même et une autre tout à la fois. (Re)découvrez-la dans La Dentellière, Passion, Coup de torchon, Loulou, Coup de foudre ou La Vengeance d’une femme. Elle est unique et multiple. Une des plus grandes.
A la Cinémathèque québécoise
Jusqu’au 15 octobre