

Denis Villeneuve : Coureur de fond
					
											Juliette Ruer
																Photo : Yves Renaud
																
																				
				
			Après La Course autour du monde, quelques vidéoclips, un court métrage, et Cosmos, DENIS VILLENEUVE prend son envol avec Un 32 août sur Terre, présenté au Festival du Nouveau Cinéma et des Nouveaux Médias. Le premier film en solo d’un cinéaste de 31 ans, anxieux mais fonceur.
Chez Max Films, dans le grand bureau clair de Roger Frappier, aucun bruit. Il est midi, et tout le monde est parti manger. Il y a simplement un grand gars habillé de noir, un peu fatigué, un peu énervé, mais qui se met à bavarder dès que la lumière de l’enregistreuse clignote. Rencontre avec un drôle d’oiseau, un gars discret au rire sonore, un modeste qui sait ce qu’il vaut, un bavard qui mange ses mots, mais qui ne dédaigne pas les plages de silence. Denis Villeneuve vient d’avoir 31 ans. Et, pour ce récent anniversaire, il a eu droit à un cadeau grandiose: le jour même, son premier long métrage, Un 32 août sur Terre, a remporté le Grand Prix du Festival de Namur, en Belgique. Pas mal pour une première compétition.
«Les Belges savent recevoir, rigole Villeneuve, ils voulaient tous me faire goûter leur bière, et me vantaient les mérites de chacune!» Avec un prix sous le bras, et une nuit blanche dans le corps, le voilà de retour à Montréal pour le stress de voir son film prendre enfin le chemin du circuit commercial. Une nervosité qui se transforme presque en angoisse, bien qu’Un 32 août sur Terre ait déjà eu un parcours festivalier imposant depuis sa création.
Produit par Frappier, le film est allé se montrer à Cannes dans la section Un Certain Regard; il a fait un hit à Telluride, aux USA, un festival d’auteurs pointus; il a eu droit à une soirée Gala au Festival de Toronto, et, avec le prix de Namur en poche, il vient terminer sa course mondaine sur le boulevard Saint-Laurent, au Festival du Nouveau Cinéma et des Nouveaux Médias. «C’est chouette, parce que j’ai eu de belles projections un peu partout, et le Festival du Nouveau Cinéma, c’est mon préféré. C’est un festival où je peux toujours aller à l’aveuglette, sans être déçu, contrairement au FFM, qui me tape sur la rate. Je ne sais pas pourquoi, mais j’étais persuadé que Claude Chamberlan n’aimerait pas le film! En fait, il l’a adoré, et ça m’a vraiment étonné.»
  Une histoire simple
  «Un 32 août…, c’est la meilleure chose que j’aie faite  jusqu’à maintenant, résume Villeneuve un peu gêné de s’envoyer  des fleurs. L’idée est née parce que j’en avais ras le bol de  la forme cinématographique. J’avais fait plein de  "tarabiscoteries" avec André Turpin (directeur-photo,  réalisateur et alter ego). En sortant de Cosmos, j’ai dit à  André: "J’ai envie d’une histoire sur un gars et une fille sur  le bord d’un trottoir, quelque chose de zen." Et André s’est  mis à rire de moi! On ne s’était pas entendus sur la notion de  trottoir, mais on était d’accord pour faire un film super  simple. Je voulais m’envoyer en l’air avec la mise en scène,  travailler avec les comédiens, et laisser la technique de côté.  Laisser, en fait, tout ce qui me rassurait au cinéma, le  montage et le mouvement. C’était risqué pour moi de mettre deux  comédiens devant une caméra fixe, et de les laisser aller!  J’étais dans le vide, mais c’était très stimulant.»
  Villeneuve a écrit d’une traite un scénario qui passe dans un  souffle, s’accrochant à une histoire ténue. Un 32 août…,  c’est plus un élan sensitif qu’une trame romanesque: «Un peu  comme les trucs de la Nouvelle Vague», explique-t-il. Cela  donne un film épuré, clair et ludique où la fantaisie des  personnages rappelle en effet celle de Pierrot le Fou, un des  films de chevet de Villeneuve. «Je sais que ce n’est pas à la  mode, que c’est casse-gueule, mais je voulais que ce soit  dépouillé, qu’il y ait des personnages secondaires qui ne  reviendraient pas forcément, qu’il y ait des événements  inattendus et incohérents. Comme dans la vraie vie.» En  écrivant, Villeneuve n’avait pas d’acteurs en tête, inspiré  qu’il était par des amalgames de connaissances. Si Alexis  Martin s’est vite imposé pour son côté cascadeur à qui on peut  faire jouer n’importe quoi («Alexis est capable d’aller très  loin, c’est un mélange de Belmondo et de Chaplin!»), la fille  fut plus difficile à trouver; mais la grâce a frappé: «Pascale  Bussières a donné une performance à tout casser aux auditions,  et la chimie entre les deux me faisait halluciner.»  
Trente jours de tournage, dont dix dans le désert de sel de Salt Lake City, un petit budget, mais un grand plaisir: Villeneuve, qui se croyait serein sur un tournage, se découvre paquet de nerfs – «hyperconcentré», dit-il. Quand ça gigote dans sa tête, il trotte dans le désert tel un diable de Tasmanie. «Avec 30 jours de tournage, il faut être génial tous les matins! Tu peux pas faire comme Coppola, dire que le mur n’est pas de la bonne couleur, et revenir quand c’est fait! Il faut être en forme.» Résultat: un film dont il est satisfait, mais qu’il voit comme le miroir de ce qu’il était en 97, avec ses erreurs et ses faiblesses. «Je trouve que la forme est plus présente que je ne le pensais. C’est fou comme le naturel revient au galop!»
Joint au téléphone, André Turpin rigole: «Denis dit toujours que ce qu’il fait est trop compliqué! Mais Un 32 août… est un film clair dans la forme. Et c’est vraiment lui qui est derrière. Il s’entoure de collaborateurs créatifs, mais c’est un réalisateur complet, qui voit à tous les aspects du film, et c’est ce que j’aime en lui. Il voit tous les angles en même temps, il a une approche cubiste! Si le film est beau, c’est grâce à lui. Mais on a les mêmes goûts!» précise-t-il.
  Course autour du monde
  Ce ne sont pas les héros de la Nouvelle Vague qui ont ouvert  les yeux du petit Villeneuve de Trois Rivières. La passion  commence vers 12 ans, quand il s’aperçoit que les films qui lui  plaisent sont signés Spielberg. «Je commençais à comprendre la  notion de metteur en scène.» Au secondaire, il passe de  Spielberg à Eisenstein et Carax. Après les chocs d’Ivan le  Terrible et de Mauvais Sang, Villeneuve arrête le temps, pour  se pâmer sur la Nouvelle Vague. «C’est une période que j’adore.  Je trouve que ça manque au cinéma cette envie de s’amuser, de  briser les conventions, de ne pas se prendre au sérieux.»  
Après des études en sciences pures qui l’ennuient, l’adolescent, qui n’a jamais pris un appareil photo de sa vie, fait un putsch familial, et débarque en Communications à L’UQAM. Hors des salles noires, il passe des heures à jouer avec une caméra, et devient de plus en plus passionné. Après un court métrage (selon lui d’une grande nullité), il a le déclic cinéma en faisant La Course autour du monde. «J’ai appris ce que voulait dire filmer un moment de vie, écouter les autres, me rapprocher des gens. J’ai appris à forger un film dans le vif. C’est ridicule, tu n’es même pas capable de commander une fourchette au restaurant, mais il faut que tu fasses un film!» Après cette école de folie, où 25 films affinent l’oil, et bousculent les idées reçues, Villeneuve entre dans le cocon de l’ONF. Il a carte blanche, mais regarde le plafond, et «braille pendant huit mois!». Il fait quand même un film, REWD FFWD, sur le choc culturel dans un ghetto en Jamaïque, qui gagne le Prix spécial du jury au Festival de Locarno. A cette époque, Villeneuve rencontre Perreault, Falardeau, et Turpin, qui prépare Zigrail – «plein de gens formidables», mais la pesanteur de l’ONF ne lui convenant pas, il refuse l’offre d’un second film, et fonce dans le clip, avec Turpin à ses côtés.
Ça ne lui convient pas non plus, mais le mal est nécessaire. «J’ai toujours détesté faire des vidéoclips. Des chansons, c’est fait pour être imaginé, pas besoin d’images. Mais c’était le laboratoire qui s’offrait à moi, c’était une manière efficace d’apprendre à travailler sous pression, et c’est là que j’ai forgé mon équipe pour faire du cinéma.» Denis Villeneuve est né sous une bonne étoile: lui qui imaginait le clip comme un lieu où apprendre de ses erreurs, voilà qu’il rafle de nombreux prix pour Ensorcelée, de Bélanger, Querer, du Cirque du Soleil, et Tout simplement jaloux, de Beau Dommage.
Villeneuve a de nouveau la bougeotte. Ça tombe bien: Frappier l’appelle pour participer à Cosmos, quatre jours de tournage par sketch, et un budget minime. Une expérience de rêve où six apprentis réalisateurs mettent de côté l’ego surdimensionné des débutants, et partagent leur enthousiasme. Une étape importante pour Villeneuve, et une rencontre marquante. «Frappier? C’était la première fois que je rencontrais quelqu’un qui avait une drive pareille, une passion du cinéma comme ça. Il veut réaliser ce qu’il dit.» Tous pensaient que Cosmos tiendrait trois soirs au Parallèle… Etre sélectionné par la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes, et voir le film se promener dans 40 festivals a frisé la folie collective. Et dans cette euphorie, penser retourner à Cannes un jour semblait totalement exclu. Jusqu’à Un 32 août sur Terre.
  Images justes
  A Cannes, 350 personnes ont été refusées à l’entrée du cinéma;  une heure après la projection du soir, le film était vendu en  France, et sept pays européens voulaient l’acheter. «Ce  soir-là, on avait l’ego comme une montgolfière!» déclare  Villeneuve, hilare. Mais l’angoisse de la sortie publique lui  fait parfois détester ce rejeton aimé et couronné. Alors il  s’enflamme, parle de critique, de promotion, de service  après-vente. Il peste. Puis, aussi vite qu’il s’est mis à  bouillir, il se calme pour chercher la vraie cause de toute  cette agitation. En fait, tout ça pour quoi? «Tous les matins,  je me demande pourquoi je fais du cinéma. Pourquoi ne pas  garder le silence quand les autres parlent si bien? Pourquoi  faire du cinéma puisqu’Antonioni a fait Blow-Up?» L’une des  raisons à ses interrogations existentielles matinales, cest de  nourrir deux petits bouts de chou; et l’autre, tout aussi  viscérale, se résume à un rapport sacré à l’image. «Je me suis  rendu compte que je ne suis plus capable de cadrer une image si  elle ne résonne pas dans ma tête. Si je ne sens pas l’image, je  ne peux pas la faire. Avant, l’avenir était clair: je ferais  quelques films, et beaucoup de pubs et de clips. C’est la  manière de fonctionner ici. Maintenant, je ne pense même pas  pouvoir faire une série télé, mais j’ai l’esprit tranquille,  même si je vais vivre plus pauvre…» Étrangement, le ton n’est  pas à la fanfaronnade et à la fausse modestie. Sans cesse,  Villeneuve parle de son travail comme d’une esquisse, il parle  de «laboratoire», il dit se sentir comme un enfant qui  travaille avec des couleurs primaires. Et, tous les matins, il  se demande pourquoi il continue… Silence. «Les gens vont  s’asseoir deux heures dans un cinéma: la responsabilité est  énorme. Le temps, c’est précieux.»  
«Denis s’excuse tout le temps!» s’exclame Turpin, qui voit là le plus gros défaut de son meilleur ami. «Il sait exactement ce qu’il veut, il justifie bien ses choix, mais il prend toujours tout sur son dos, et il est très modeste dans son travail.» Villeneuve lui renvoie la balle: «André, c’est LA rencontre, une complémentarité esthétique pour une énergie et un rythme commun. Il cadre, et c’est ce que je voulais avoir.»
Les bureaux de Max Films recommencent à bourdonner, et Villeneuve se met à rêver. «Dans 30 ou 40 ans, j’aimerais faire partie d’un groupe de gens qui ont fait en sorte que les Québecois aiment plus leur cinéma, et qu’ils s’y reconnaissent. Qu’ils ne disent plus: "C’est bon pour un film québécois!" Mais c’est très prétentieux…», lâche-t-il dans un souffle. Sur sa lancée, il parle de ses envies, et dit vouloir faire un cinéma pour ce qu’il est, vouloir travailler quelque chose qui ne soit pas un sous-produit de la télé, du théâtre, ou de la littérature. Avec un mélange d’indécision et d’assurance, et un ego qui se promène entre les deux, avec ce besoin obsédant de courir après le temps, Denis Villeneuve concocte une autre «esquisse», à petit budget, précise-t-il.
De travail de laboratoire en brouillons, Denis Villeneuve compte bien, un jour, trouver ce ton qu’il cherche, cette fluidité poétique à laquelle il aspire. Un langage qui ressemblerait un peu à celui de Boris Vian dans L’Écume des jours.y
Au FCMM
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  En salle le 23 octobre