FCMM : Têtes chercheuses
Chéreau, Girard, Mochizuki, Solondz, Villeneuve, Zonca, Welles: formant encore le fer de lance du Festival international du Nouveau Cinéma et des Nouveaux Médias de Montréal, les longs métrages de cette 27e édition vont d’une ex-starlette «dominatrix» au classique restauré, en passant par la fin du monde et la vie d’un violon tricentenaire. En voici quelques-uns que nous avons vus.
Happiness
Deux ans après Welcome to the Dollhouse, Todd Solondz nous revient avec Happiness – une comédie grinçante, drôle et dérangeante qui entremêle les destins tordus d’une douzaine de banlieusards tentant maladroitement d’avoir leur parcelle du bonheur promis par l’American way of life.
A mi-chemin entre Short Cuts et Your Friends and Neighbours, cette comédie noire sonde le climat de frustration, de colère latente et de violence explosive, qui gronde au sein d’un groupe de monstres ordinaires: du père de famille modèle (Dylan Baker), qui viole les amis de ses enfants en cachette, à l’informaticien frustré (Philip Seymour Hoffman), qui se défoule en faisant des appels obscènes à sa voisine. Ajoutez plusieurs scènes de masturbation, une conversation sur la sodomie entre un père et son fils, et quelques gouttes de sperme atterrissant sur les murs, et vous avez une comédie troublante, qui évoque tour à tour Neil Labute, David Lynch et John Waters. Bref, une petite bombe de deux heures vingt, qui danse – de façon provocante et souvent même dérangeante – sur la frontière qui sépare la comédie acide de l’exploration de nos démons. Bref, un film qui promet d’être l’une des ouvres-chocs du Festival. En salle le 23 octobre. (G. Privet)
Last Night
Cumulant déjà les métiers de comédien (Exotica, Highway 61) et de scénariste (Thirty-two Short Films About Glenn Gould, The Red Violin), Don McKellar s’est lancé dans la réalisation avec Last Night, ou les dernières heures d’une poignée de personnages, avant la fin du monde. Que veulent-ils faire? Avec qui veulent-ils passer ces derniers moments? Certains font la fête; d’autres cassent tout. Une femme cherche à rejoindre son mari pour un suicide commun,un jeune homme veut finir seul; un autre s’est dressé une liste des actes sexuels qu’il veut vivre; une famille organise un repas de «Noël»; une femme court dans les rues en criant le décompte. Des vies en parallèle, des histoires qui s’entrecroisent, des rencontres qui surviennent, du désir, de la colère et de l’espérance parce que «la vie continue, même si c’est la fin du monde».
Superbement écrit, Last Night est un film-pari que McKellar relève haut la main. Loin d’être un film-catastrophe, c’est une réflexion généreuse et envoûtante qui n’évite pas les références («films de fin du monde» des années 50 et 60, guerre du Viêt-Nam), une comédie noire qui tisse sa toile avec finesse, et aligne une distribution impeccable, rassemblant ce que le Canada a de «vedettes»: Sandra Oh (excellente), Sarah Polley, Geneviève Bujold, David Cronenberg, Jackie Burroughs, Arsinée Khanjian (jusqu’à François Girard qui y fait une apparition). Plaçant ses ambitions à la hauteur de ses moyens, McKellar a réalisé un premier film qui donne envie de voir ceux à venir. En salle le 23 octobre.
Ceux qui m’aiment prendront le train
Avec Ceux qui m’aiment prendront le train, Patrice Chéreau poursuit sa radioscopie acérée des familles, royale et sanglante dans La Reine Margot, et ici, reconstituée et à fleur de peau. Pour son enterrement, un vieux peintre (Jean-Louis Trintignant) a demandé à ses familles – celle de sang et celle de cour – de se rendre à Limoges. La convergence des parcours mêlera les retrouvailles aux confrontations.
Après une première heure nerveuse et dense, le film s’enlise un peu dans une série de vignettes inégales où chaque membre du groupe règle ses comptes avec les autres. Mais la caméra de Chéreau fouille les corps et les visages – de Pascal Greggory, Charles Berling, Valéria Bruni-Tedeschi, Dominique Blanc, Vincent Pérez, Bruno Todeschini – avec l’acuité d’un cinéaste du muet, et met à jour les failles et les blessures qui font les grands drames. En salle le 23 octobre.
The Red Violin
Il a déjà fait l’ouverture de la section parallèle du Festival de Venise, celle du Festival de Toronto, mais c’est en clôture du FCMM que le public montréalais pourra voir le très beau film de François Girard. Le réalisateur de Thirty-two Short Films About Glenn Gould y suit un violon pendant trois siècles, de l’Italie du 17e au Montréal d’aujourd’hui, en passant par l’Autriche, l’Angleterre et la Chine. Du souffle, du style, de la substance, de superbes images d’Alain Dostie, la musique envoûtante de John Corigliano, et une distribution internationale (Samuel L. Jackson, Jean-Luc Bideau, Greta Scacchi, Sylvia Chang, Monique Mercure): malgré un épisode britannique bancal, Le Violon rouge reste une somptueuse méditation sur la mort et la création. En salle le 6 novembre.
Blue Fish
Une jeune fille travaillant dans un salon de beauté tombe amoureuse d’un mystérieux jeune homme qui vient d’emménager en face de chez elle. Elle ignore qu’il est vendeur de drogue, et qu’il est en train de négocier avec de gros mafieux de Shanghai…
Des images superbes, léchées, précises et cadrées à la perfection; une jeune fille belle comme une pub de parfum de luxe, qui se mordille les lèvres en rêvassant; de lents panoramiques sur une ville endormie; des nuages cotonneux accrochés dans le ciel, un homme qui fume les yeux dans le beurre, une orchidée qui se dessèche: premier film d’une heure du Japonais Yosuke Nakagawa, Blue Fish est d’un esthétisme aussi séduisant que vide. Sous prétexte de filmer le temps qui passe et les émotions qui changent, Nakagawa aligne de belles images creuses. Ce genre de film esthétisant est au cinéma ce que la décoration intérieure est à l’architecture.
Didn’t Do It For Love
Au milieu des années 60, Eva Norvind fut une vedette scandaleuse du cinéma mexicain, une Anita Ekberg des pampas d’Amérique centrale. Puis, elle disparut de la circulation, devint la maîtresse de plusieurs dignitaires du Mexique, eut une petite fille, quelques aventures lesbiennes, et se retrouva à New York, côtoyant les beautiful people des années 70. Elle y devint une des premières «dominatrix», et connut une certaine célébrité en donnant des ateliers pratiques sur le sadomasochisme. Maintenant enseignante à l’université, elle vit à New York, avec un jeune noir bègue qu’elle tient sous sa coupe.
Didn’t Do It For Love, de l’Allemande Monika Treut, retrace le destin fascinant de cette femme qu’on nous présente d’abord comme un esprit libre, une aventurière du sexe, une femme qui, dès l’adolescence, voulut repousser les limites et explorer des terrains vierges, mais aussi une exhibitionniste qui semble ne vivre pleinement que sous le regard d’autrui – une caméra, un public, un amant. Guidée par Eva elle-même, la cinéaste retrace sa vie, déterre extraits de films et photos de famille, rencontre sa mère, son père, son frère, ses ex, ses clients, son chum, et brosse le portrait vivant d’une femme libre. Là où ça se gâte, c’est à la fin lorsqu’on voit cette quinquagénaire expliquer qu’elle a toujours cherché à provoquer pour casser l’image de perfection que sa mère semblait exiger d’elle. On verse dans la psycho-pop 101, et, par le fait même, Monika Treut juge à la hâte celle à qui elle a voulu consacrer un film, déboulonnant l’amazone pour en laisser l’image d’une vieille petite fille blessée. Troublant.
Les Voix de la Muette
Le camp de Drancy fut, de sinistre mémoire, le lieu où passèrent 67 000 Juifs français, en route pour les camps d’extermination. Seulement 2000 en revinrent.
Ce qu’on sait peu, c’est que ce camp d’internement était en banlieue parisienne, et qu’il était destiné à devenir une cité. Le gouvernement de Vichy réquisitionna les bâtiments, et y parqua des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants en attente des «trains de la mort». Ce qu’on sait encore moins, c’est que Drancy existe toujours, qu’on l’appelle la Cité de la Muette, et que, depuis la fin de la guerre, il a retrouvé sa vocation d’origine de logements sociaux.
Dans Les Voix de la Muette, Daniela Zanzotto part sur les traces des survivants de Drancy, elle mêle leurs souvenirs à ceux des locataires d’aujourd’hui, et met en parallèle les discours antisémites des années 30 à ceux du Front national, alors que la majorité des habitants de la cité sont d’origine maghrébine. Documentaire impressionniste, Les Voix de la Muette illustre sobrement l’idée fondamentale qu’il «faut se souvenir pour que ça ne se reproduise pas». Et se demande si la mémoire du génocide serait plus vivace, et plus utile, si la Cité de la Muette était convertie en musée, ou bien, au contraire, en gardant sa fonction actuelle. Entre l’embaumement d’un lieu muséal symbolique et l’amnésie des jeunes générations, la question se pose.
Slam
La grande majorité des prisonniers américains sont noirs. Grand Prix au Festival de Sundance, Slam, premier film de Marc Levin, montre un jeune Noir de Washington (Saul Williams, excellent) qui, par un concours de circonstances, se retrouve, à tort, emprisonné pour meurtre. Seule façon de survivre (au propre comme au figuré): les mots que le jeune homme déclame sous forme de «slam» (forme de rap poétique sans musique), et où il passe sa révolte, ses espoirs, ses angoisses et ses joies.
A partir de ce sujet a priori cucul et éculé, Marc Levin a réussi un beau film, un genre de chronique poético-sociale qui parvient à ne pas «poéter» et à ne pas prêcher, tout en étant émouvante et instructive. Avec son rythme où se succèdent les accélérations et les silences, il y a quelque chose de très jouissif à voir ce film plein de spontanéité et d’énergie.
Touch of Evil
Quarante ans après avoir été tourné, A Touch of Evil ressort en salle, remonté selon les directives d’un célèbre mémo de 58 pages qu’Orson Welles écrivit alors que les studios avaient charcuté son film.
Une petite ville frontalière entre le Mexique et les États-Unis, un flic intègre (Charlton Heston), et un autre véreux (Welles), une mystérieuse patronne de bordel (Marlene Dietrich), une jeune mariée audacieuse et menacée (Janet Leigh): dotée d’un casting bizarroïde (Heston et Dietrich en Mexicains!), cette version «définitive» de Touch of Evil montre – peut-être de façon encore plus éclatante qu’Othello ou Citizen Kane – à quel point Welles était un styliste génial, un surdoué du cinéma, capable par sa seule vision de transcender une histoire policière aussi commune que celle-ci. En salle le 30 octobre.
Mochizuki
Chaque festival, chaque année, amène son «nouveau cinéaste japonais». Il y eut Takeshi Kitano, Wong Kar-Wai, puis Takashi Ishii et Shunji Iwai, au dernier Fant-Asia. C’est au tour de Rokuro Mochizuki d’être la saveur du mois avec la présentation de trois de ses films. Totalement inconnu en Occident, il fut «découvert» au Festival de Rotterdam grâce à trois films – The Fire Within, Mobster’s Confession et Another Lonely Hitman – que le FCMM présente, cette année.
Avec son titre ironique, Another Lonely Hitman se présente comme un film néo-noir. Un yakusa d’Osaka qui sort de prison, une junkie dont il tombe amoureux, des gangs rivaux et une fin tragique: ce film prévisible, mais souvent envoûtant, en est un d’ambiance. A la lueur de ce seul film, Mochizuki n’est pas la révélation de l’année, mais un cinéaste solide, qui revisite avec style un genre usé à la corde.
Conceiving Ada
Fille du poète britannique Byron, Ada Byron King (Tilda Swinton) fut l’inventrice, au XIXe siècle, du premier programme d’ordinateur. Une mathématicienne géniale dont les aspirations et la vie furent étouffées par la morale victorienne. 150 ans plus tard, une spécialiste de la mémoire génétique (Francesca Faridany), enceinte, entre en contact avec Ada.
Après avoir travaillé pendant des années dans le multimédia, Lynn Hershman Leeson a réalisé son premier long métrage. Conceiving Ada est un film dont les défauts sont à la hauteur dees ambitions, mais qui parvient à avoir quelques moments de grâce. Hormis le défi technique d’avoir été produit avec un million de dollars (presque toute l’image, sauf les acteurs, a été faite avec Photoshop), Conceiving Ada mêle le passé au présent, les nouvelles technologies à l’époque victorienne, la vie artificielle aux pulsions sexuelles, les questionnements féministes à la création. Vaste programme. Ça prend un temps fou à démarrer, et la partie moderne est engoncée, peu convaincante, alourdie par des personnages détestables et peu crédibles. Heureusement, Tilda Swinton (Orlando) donne sa force lumineuse et son centre de gravité au film, le sauvant de justesse de l’ennui et de la prétention.