Roberto Benigni : Rire aux larmes
Cinéma

Roberto Benigni : Rire aux larmes

Grand Prix du jury à Cannes, Prix du public à Montréal, Toronto et Vancouver: avec La vie est belle, ROBERTO BENIGNI arrive ainsi dans la cour des grands, avec un film stupéfiant, drôle et émouvant. Choc émotionnel.

Roberto Benigni est un homme heureux: il vient d’apprendre que La vita e bella a remporté le Prix du public au Festival des Films du Monde de Montréal. Il serre chaleureusement la main du journaliste montréalais venu le rencontrer, comme si celui-ci était responsable de la bonne nouvelle, et décide de donner l’entrevue dans la langue de Tati. L’homme est tel qu’on l’imagine: cordial, expressif, généreux. Il parle avec ses mains; passe, dans une même phrase, du français à l’anglais, tout en glissant quelques mots d’italien; et parle d’abondance. Il a l’air d’un enfant de cinq ans lorsque son sourire plisse ses yeux tombants; avec élégance, il devient fier, lorsqu’on louange son film; pudique quand il aborde l’Holocauste; et il désamorce toute gravité par une pirouette. Un Italien, quoi!

Après avoir été comédien pour Fellini (La Voce della luna), Jarmush (Down By Law, Night on Earth), et Blake Edwards (The Son of the Pink Panther), Roberto Benigni a réalisé six films, dont Le Petit Diable, Johnny Stecchino, Le Monstre, et La vie est belle (six millions de spectateurs en Italie), qui a remporté le Grand Prix du jury du Festival de Cannes, et des Prix du public à Montréal, Toronto et Vancouver. De plus, on en parle déjà comme du favori pour l’Oscar du meilleur film étranger. Bref, Roberto Benigni est un artiste respecté, un cinéaste admiré, un homme aimé du public. Mais c’est aussi un artisan conscient des réalités du monde du cinéma, et de son mal nécessaire: le fameux service après-vente qu’exécrait Simone Signoret, à qui l’on attribue la maternité de l’expression.

C’est pour ça que le réalisateur-scénariste-comédien se retrouve, par une belle journée ensoleillée du mois de septembre, enfermé dans une tour à bureaux, à parler à des journalistes du monde entier, venus voir Life Is Beautiful au Festival du Film de Toronto. Pour accompagner un film qui se défend tout seul, pour faire son tour de piste afin de mettre toutes les chances de son côté.

La rencontre a lieu dans les bureaux du distributeur canadien qui, pour l’occasion, a aménagé une rangée de cubicules, où se succèdent les journalistes, et qui évoquent un confessionnal ou une cabine de danseuse à 10 $! Tout, de la moquette aux murs de carton-pâte, est gris souris; chaque stalle est décorée d’un bouquet de circonstance, d’une table basse et d’un pichet d’eau. Entre les médias qui défilent, les attachées de presse qui se pressent, et les invités qui déambulent, l’atmosphère est feutrée, mais l’ambiance est à l’efficacité, et l’on peut voir, rentrer et sortir de leur loges respectives, Benigni et sa faconde latine, John Waters et sa moustache d’Errol Flynn, ou François Girard et sa dégaine de lutin. Ils sont passés par ici, ils repasseront par là…

On est guidé par les éclats de voix du cinéaste italien qui traversent les faux plafonds, on entre dans le placard à entrevues où Benigni est cloîtré pour la journée, on ferme la porte, qui fait vaciller toute la rangée de cubicules, et l’on se dit que ce décor de vaudeville est parfait pour rencontrer un homme qui, comme tous les grands clowns, mêle l’absurde au comique.

Idée forte
Quand une salle, remplie à craquer, mais muette, regarde un générique défiler, et qu’ensuite elle explose en applaudissements, c’est qu’il y a choc émotionnel. La projection de La vita e bella, au FFM, fut de ce calibre. Le public montréalais y a découvert Guido (Benigni), un libraire juif qui, en 1938, s’installe dans une petite ville de Toscane, et qui tombe littéralement en amour avec Dora (Nicoletta Braschi), une jeune bourgeoise frustrée qui deviendra la principessa de ses rêves, tandis que le fascisme prend de l’ampleur… Quelques années plus tard, mariés et parents d’un petit garçon de quatre ans (Giorgio Cantarini), ils sont arrêtés par les nazis, et envoyés tous les trois dans un camp de concentration. Afin de protéger le petit, Guido lui fait croire que tout ceci n’est qu’un jeu, et que les prisonniers sont des adversaires qu’il faut éliminer en gagnant des points qui lui permettront de remporter le grand prix: un vrai char d’assaut!

Après quelques films sympathiques, mais plutôt anodins, Benigni signe donc une ouvre marquante, qui brasse le plus grand drame du XXe siècle, et une idée à première vue saugrenue, que certains ont perçue comme scandaleuse. Comment cette idée casse-gueule a-t-elle germé dans l’esprit du scénariste? «L’idée d’un film, c’est un mystère, un secret. Rossini a écrit Guillaume Tell à 37 ans, et c’est le dernier opéra qu’il a écrit. Quand on lui a demandé pourquoi, il a dit: "Avant, la mélodie venait à moi; maintenant, il faut que j’aille à la mélodie. Pourquoi? Je ne sais pas." Maintenant, retournons un peu plus bas, de Rossini à Benigni! Eh bien, j’ai eu l’idée de cet homme qui veut protéger son fils en lui faisant croire que c’est un jeu, et je ne pouvais plus dormir. Mais, avant tout, j’avais envie de faire une histoire d’amour, et je voulais me mettre, comme comédien et comme clown, dans une situation extrême. Et les camps d’extermination, c’est la situation extrême par excellence. Mais j’ai eu les deux idées en même temps. Cet homme qui veut protéger son fils du traumatisme, avec son langage, qui est celui du jeu. Je suis avant tout un metteur en scène, et je trouvais cette idée très belle, j’étais très ému. C’est une idée simple, poétique et naturelle.»

Vu le contexte, une telle prémisse peut facilement passer du trait de génie à la vulgarité la plus grossière. La vita e bella s’affiche comme une fable, et c’est la plus belle réussite de Benigni que de mener son film, devant et derrière la caméra, avec la grâce d’un funambule, sur la corde raide entre la sensiblerie et la caricature. Le fildefériste a-t-il eu peur de tomber? «Oh oui, j’ai eu peur, mamma mia, mais je ne pouvais pas penser à une autre histoire. Si on écoute trop ce que les autres nous disent, on ne fait jamais rien. C’est une balance très difficile à mélanger, la comédie et le camp de concentration! J’avais peur de le faire trop sweet, trop honey, you know, parce qu’un père avec son fils et sa femme dans un camp, c’est vraiment…, quelle honte, no? J’ai essayé de le faire de la façon la plus dry, asciuta, le plus sec possible. Je kiss jamais mon fils!» Asciuta peut-être, mais il n’y a pas un oil sec dans la salle: La vie est belle est un de ces rares films où l’émotion, surtout dans la seconde partie, nous étreint la gorge sans que l’action soit particulièrement dramatique. Pas une larme n’est versée à l’écran, pas d’épanchements, pas de cris. Seulement l’intuition d’un cinéaste qui fait confiance au public, sachant qu’en pareille situation il n’a pas besoin d’en rajouter.

Alors que les lauriers décernés à Benigni le sont surtout pour sa mise en scène, on a tendance à oublier quel extraordinaire comédien il est. Il faut le voir séduire Dora en apparaissant sur son chemin comme un clown incontournable; méduser les dirigeants d’une école en se faisant passer pour un dirigeant fasciste; traduire, pour son petit garçon, les aboiements d’un garde du camp, et les transformer en règles de jeu. L’énergie, l’inventivité, la simplicité, la drôlerie, la sincérité, bref, le talent que Benigni déploie comme acteur, il l’emploie derrière la caméra, et avec ses comédiens. «Comme acteur et réalisateur, c’est quelqu’un de très concentré, et de profondément bon. C’est une qualité qu’il a avec tout le monde», confie Nicoletta Braschi, épouse du cinéaste, et collaboratrice de la première heure, qui dit avoir trouvé là son rôle le plus difficile, et le plus gratifiant, dans ce film touché par la grace. C’est par son entremise que le petit Giorgio a fait ses débuts au cinéma, au terme d’auditions nationales. «Il avait 5 ans quand on a commencé, et c’est de ma faute s’il est là parce que je suis tombée amoureuse de lui. Au début, il était très fermé, ce n’était pas un enfant facile, mais grâce à l’amitié, à la confiance entre nous, il s’est ouvert. Il a maintenant de meilleurs rapports avec les gens. Il s’est beaucoup amusé sur le tournage, il y avait une atmosphère enjouée. Il s’est pris au jeu, sans jamais mélanger la réalité et le film.»

«Juifs honoris causa»
La vita e bella marquera-t-il histoire du cinéma, comme l’a fait Le Dictateur, son illustre prédécesseur? Seul le temps le dira. Ce qui est sûr, c’est qu’on en sort soufflé, profondément touché, époustouflé par le pari tenu, conquis par cette histoire, simple et belle, et réconcilié avec le cinéma. Un effet qui se vérifie un peu partout dans le monde. «On n’est jamais conscient de l’impact d’un film, confesse le cinéaste. Après, je me suis rendu compte du danger qu’il pouvait y avoir, mais je l’ai fait dans l’inconscience.» Cela dit, Benigni a fait ses devoirs: il a lu Primo Levi, Shalom Aleichem, et Isaac Bashevis Singer («mon auteur préféré»), il a travaillé avec un historien de la déportation, respectant l’essence historique sans tomber dans la reconstitution. Plus qu’un décor réel, le camp de La vie est belle est une métaphore, Benigni assumant sa place de poète, alors qu’il cite Keats: "Ce n’est pas ce qui est vrai qui est beau, c’est ce qui est beau qui est vrai."

«Quand j’ai montré le film à la congrégation juive de Milan, j’avais très peur. Moi, je suis habitué à voir les gens rire, et là, beaucoup de monde pleurait. C’était la première fois que je voyais ça, dans ma vie de cinéaste. Beaucoup de ces gens-là étaient des survivants des camps. C’était très émouvant.» Sans parler de ce couple de juifs italiens qui, en Israël, a planté un arbre en l’honneur de Benigni et de Nicoletta Braschi, «Juifs honoris causa».

Le même engouement a étreint le jury de Cannes qui lui a décerné son Grand Prix. Emporté par l’émotion, Benigni, ce soir-là, embrassa Martin Scorsese, président du jury amusé et surpris. «Le matin, ils m’ont seulement dit que j’avais gagné quelque chose; je me suis dit: "Peut-être le Prix de la Banque de Nice!" On ne sait jamais! Martin Scorsese m’a dit qu’il avait beaucoup aimé le film, j’ai eu l’occasion de rencontrer tout le jury, alors, c’était Noël!Je savais pas comment exprimer ma gratitude, c’est pour ça que j’ai embrassé Martin Scorsese. C’était époustouflant. Je suis très content d’avoir gagné le Grand Prix du jury parce que la Palme d’or, c’est un peu trop, no? Angelopoulos, c’est un grand cinéaste, et moi je suis plus jeune. Mais le prix le plus beau, à Cannes, ç’a été la réaction du public: un standing ovation de 20 minutes. Ç’a vraiment été l’émotion la plus grande.»

Malgré ses allures de lapin Duracell italien, Roberto Benigni, qui vient tout juste d’avoir 46 ans, mardi dernier, ne court pas après son ombre. Après avoir participé au tournage d’Astérix et Obélix, en juillet dernier, il dit ne pas avoir de projets, pris pour les prochains mois par la promotion mondiale de La vie est belle. Dans le film de Zidi, il incarne, aux côtés de Depardieu et Clavier, un Romain qui trahit César. «Je me suis vraiment amusé, dit-il en rigolant. Je joue le vilain, Détritus, et c’est la première fois que je joue un vrai méchant. Il est laid, il torture, il est horrible, c’est formidable!»

Et sur cette dernière pirouette, le petit homme, qui sait faire pleurer autant que rire, se lève, et tend la main au journaliste sous le charme. Une dernière question, Monsieur Benigni: d’où vient ce titre, à prendre au premier degré? «Ça vient de Trotski. A la fin de sa vie, il était à Mexico, et il attendait les tueurs de Staline. Il savait qu’il allait mourir, et pourtant, en regardant sa femme dans le jardin, il a écrit que, malgré tout, la vie est belle. Le titre est venu de là.»
Que rajouter de plus?

Dès le 30 octobre