Enemy of the State : État critique
Cinéma

Enemy of the State : État critique

Il y avait sans doute un thriller captivant à faire sur les manouvres de la National Security Agency, cette cousine occulte de la CIA, si secrète que le gouvernement américain a mis près de 30 ans à admettre son existence – même si elle coûte un million de dollars par heure et emploie plus de vingt mille employés! Les mordus des théories de conspirations liront d’ailleurs sans doute avec intérêt The Puzzle Palace, le livre que James Bramford consacra à cette agence en 1983. Ce livre risque en tout cas de vous en dire beaucoup plus sur la NSA que vous en apprendrez en voyant Enemy of the State – un thriller hollywoodien qui part d’une prémisse digne des classiques paranos des années 70 (comme The Parallax View et The Conversation) pour aboutir à un foutoir qui a tous les défauts des films d’action des années 90 (genre The Rock et Armageddon).

De fait, bien qu’il soit réalisé par Tony Scott (The Hunger), Enemy of the State est d’abord un film de Jerry Bruckheimer, producteur-vedette de Bad Boys, The Rock, Con Air et Armageddon. Bref, le maître incontesté d’un cinéma gonflé aux anabolisants, qui carbure à la surcharge sensorielle et à la testostérone. Et cela, même quand l’histoire suggère un traitement un petit peu plus subtil et intelligent.

Après qu’on lui eut remis, à son insu, une disquette incriminante pour un des patrons de la NSA (Jon Voight), un avocat-modèle (Will Smith) voit brusquement sa vie se transformer en un vrai cauchemar: il perd soudainement son travail, son argent et ses cartes de crédit; sa femme (Regina King) le quitte quand on la persuade qu’il a une maîtresse (Lisa Bonet); et il commence à être surveillé en permanence par des agents, et suivi par des hélicoptères. Son seul espoir: un ex-spécialiste de l’écoute électronique (Gene Hackman) qui connaît tout de la NSA, et qui l’aidera peut-être à récupérer sa job, ses cartes de crédit et sa femme. Le tout, en moins de deux heures de stimulation pavlovienne, montées comme un clip épileptique, et filmées comme une pub de bière.

Est-ce à cause de la présence de Gene Hackman, de deux ou trois scènes piquées à The Conversation, ou encore d’un scénario qui ressemble souvent à celui de Three Days of the Condor? Toujours est-il qu’Enemy of the State permet de mesurer, en creux, ce que le cinéma américain a perdu dans sa course aux blockbusters: la mise en place d’un climat de paranoïa envahissant a cédé la place à l’accumulation grotesque de scènes d’action explosives; l’émotion communiquée par des acteurs qui avaient quelque chose a jouer a été remplacée par l’abrutissement inspiré par des gadgets qui n’ont rien à dire; et le trouble distillé par une fin dérangeante (si en vogue dans les années 70) a fait place au contentement inspiré par un happy end risible (de rigueur dans les années 90). Avec le résultat qu’Enemy of the State nous laisse sous l’impression étrange d’un cauchemar rose bonbon: un délire kafkaïen où tout finit bien. Bref, le produit-type d’un cinéma qui semble désormais tout réduire aux dimensions rassurantes d’un jeu vidéo débile; quelque chose comme Three Days of the Condor, version Nintendo.