François Girard : L'instrument du destin
Cinéma

François Girard : L’instrument du destin

Avec Le Violon rouge, fresque intimiste, ample et envoûtante, FRANÇOIS GIRARD confirme ses talents de cinéaste rigoureux et sensible. Rencontre avec un homme pour qui le cinéma, c’est aussi la vie.

«Ça ne m’est jamais arrivé d’être comme ça. Je n’ai aucune nervosité, pas d’angoisses du style: Mon Dieu, qu’est-ce qu’ils vont penser? Je me dis que c’est exactement comme ça que ça devait se passer. Je sens que les gens ont envie de voir le film, et je suis content de le leur montrer. En écrivant, en tournant, en montant, en voyageant, j’ai souvent pensé à la première, à Montréal, qui, d’une certaine façon, était comme le bout du chemin…»

Pas de prétention, de confidences toutes faites ou de formule de promotion dans ces quelques phrases prononcées par un François Girard détendu et confiant, à 48 heures de la première montréalaise du Violon rouge, présenté en clôture du Festival du Nouveau Cinéma. Pas de prétention parce que le réalisateur de Trente-deux films brefs sur Glenn Gould, après trois longs métrages, une dizaine de courts et moyens métrages, et des prix internationaux à profusion, fait preuve d’une humilité étonnante. Pas de confidences toutes faites car, à 35 ans, François Girard n’est pas du genre à étaler ses états d’âme dans les médias. Pas de formule de promotion parce qu’il ne parle pas d’un produit, mais d’un film qui aura pris quatre ans de sa vie, et qui lui tient à cour au point qu’il en parle comme d’une personne: «Violon rouge», sans article.

Avec Don McKellar, Girard a donc écrit le trajet de ce violon, un destin qui a suivi toutes sortes de chemins avant de trouver le sien. Il est passé, par exemple, par l’Égypte, aux mains d’un jeune infirme très riche, avant que cet épisode ne s’avère un «détour qui le déviait de sa trajectoire». Pour Girard, la fidélité au thème central, d’où il pourrait décliner tous les temps de son histoire, était capitale. «Un film, c’est toujours quelque chose de très fragile, et ça devient vite une grosse machine. Il ne faut jamais perdre de vue la première impulsion, la première flamme, la première vision. Tout Violon rouge est compris dans la phrase suivante: "On va raconter la vie d’un violon, de sa naissance à aujourd’hui." Après, c’est l’idée d’un code ADN qui se développe. Si le code est suivi, quand t’as une scène à écrire, à tourner ou à monter, ça se fait naturellement. Maintenant que le film est fini, la trajectoire du violon est inattaquable… Enfin, c’est pas une question d’être attaquable ou pas, mais il est dans son chemin naturel. Ça prend un certain temps à découvrir les lois d’un film, ses lignes de force. On n’en est pas conscient, au début. Aujourd’hui, je peux en parler parce que je les ai bien identifiées.»

Ces lignes de force forment ici un réseau complexe où se croisent l’art et la mort, la mémoire et la musique. Une fresque intimiste qui montre bien l’ampleur de la vision de metteur en scène de Girard, et l’importance qu’il accorde au moindre détail. «Film après film, je deviens de plus en plus obsédé par l’idée qu’on peut toujours faire quelque chose pour améliorer un film. Le principe, c’est que si tu as une idée qui le rend meilleur, et que c’est physiquement possible de l’exécuter, c’est ton devoir de le faire. Niv Fichman, mon producteur, pense exactement de la même façon, alors, on fait peur à beaucoup de monde. Ç’a été un grand privilège de remonter Violon rouge parce que, après trois mois, j’avais une vue à vol d’oiseau. Il y avait des choses tellement évidentes, et qui ne l’étaient pas avant, à passer six mois dans la salle de montage. C’est le luxe du temps, de la perspective, de la réflexion. Le luxe de Kubrick ou de Woody Allen.»

Courant continu
Tiraillé entre la répétition qu’il craint, et la continuité qu’il entrevoit, Girard chasse constamment un naturel qui revient au galop. De Mourir au Violon rouge, en passant par Le Dortoir, Le Jardin des ombres et les autres, le cinéaste a bâti, en quinze ans, un univers formel et thématique indéniable. «Je ne crois pas en la naissance spontanée d’un film, dit-il. J’aimerais croire qu’un film est la somme de tout ce qu’on a fait avant – ou pas fait. Mais ça, c’est une constatation, pas une intention. C’est rassurant d’être dans la continuité, mais on peut s’endormir dans ce confort. Bien sûr, je vois une continuité entre Cargo, Glenn Gould et Violon rouge, mais au niveau des intentions, j’essaie de briser ça. Il y a tellement de forces qui te poussent à refaire le même film. J’en sais quelque chose, parce qu’on aurait voulu que je fasse 64 films sur Donald Duck – 32 films brefs a marqué l’imagination de beaucoup de gens… Tout ça pour dire que les forces extérieures visent la continuité. Au moment d’aborder un film, j’ai plutôt envie d’échapper à ça, et d’être là où l’on ne m’attend pas.» Au cinéma, comme ailleurs, c’est la tension constante entre ce qui est dit et ce qui est entendu, ce qui est montré et ce qui est vu, ce qui est créé et ce qui est compris qui fait la dynamique du dialogue entre un artiste et le public. «C’est le syndrome du client de resto qui aime un plat, et qui le demande chaque jour. C’est normal comme réaction: quand je vois le travail des autres, je cherche, moi aussi, à faire des liens. En fait, c’est chercher l’essence d’un artiste, ce qui le distingue d’un autre. Mais je ne trouve jamais satisfaisantes les réponses à: "C’est quoi un film de François Girard?" Du genre: "C’est un gars qui fait des films sur la musique." C’est pas ça.»

La musique du hasard
Alors qu’il prépare une installation, qu’on pourra découvrir au Musée d’art contemporain de Montréal le printemps prochain, François Girard s’intéresse, comme spectateur et comme créateur, aux multiples formes de l’art. «Je continue de penser que le cinéma est un art qui est la somme de tous les autres. Je n’ai jamais cru à l’idée d’enseigner le cinéma. Je pense que l’école de cinéma parfaite est celle où l’on apprendrait la littérature, la musique, la peinture, et des arts composites comme l’architecture et le théâtre.»

Après une dizaine de vidéoclips, un film-concert sur Peter Gabriel (Secret World), un autre autour de la Suite no 2 de Bach (The Sound of Carceri, avec Yo-Yo Ma), une mise en scène d’Odipe roi, de Stravinski (et une autre, à venir), Glenn Gould, et Le Violon rouge, François Girard ne peut échapper aux questions sur la musique. D’abord un peu agacé, le cinéaste replace son amour de la musique dans son contexte. «Le cinéma au grand complet s’intéresse à la musique. Tu peux y appliquer n’importe quel terme du lexique musical. Le cinéma, c’est de la sculpture dans le temps.» De façon plus précise, il confie que l’une des «choses que le cinéma peut apprendre de la musique, c’est la rigueur. C’est facile de faire semblant au cinéma, tu peux te cacher derrière tellement de choses. Tu peux faire un truc qui marche, qui remplit une case-horaire, sans avoir mis une goutte d’émotion ou de rigueur. Mais un violoncelliste, seul sur scène, et qui manque une note, c’est la catastrophe. Les musiciens sont très exposés, et c’est ce qui fait le prix de la performance musicale. Je sais ce qu’est la musique, mais, pour moi, c’est encore du domaine de l’inexplicable. Je continue à penser que c’est de la magie.» Une magie qui, au cinéma, passe par ce qu’on ne montre pas, par ce qu’on voit entre les images, comme ce qu’on lit entre les lignes. «Par exemple, quand je faisais Violon rouge, je me disais: "Mon personnage principal, c’est un violon." C’était clair pour moi, et pour tous les acteurs du film. C’est devenu une espèce d’aventure collective où il fallait donner vie à un bout de bois. Au tournage, je me disais: "Il faut le voir, quand même." Alors, je l’ai filmé, ce qui était la chose la plus difficile à faire, parce que ça devenait grossier et trop évident. Mais cette inquiétude de ne pas assez voir le violon s’est totalement dissipée au montage parce qu’il existe dans le regard des personnages. Il est visible dans la seule dimension où il pouvait exister, celle de l’imagination du spectateur.»

Images au cube
Rares sont les cinéastes qui assument leur cinéphilie de façon aussi expressive que Girard, alors qu’il passe, dans la conversation, du point de vue de spectateur à celui de réalisateur. Devant ou derrière l’écran, cet admirateur de Welles, de Tarkovski et de Fellini, s’interroge, et nous questionne, sur le rapport que nous entretenons avec la «grande messe du cinéma». «Je ne crois pas à la crédulité et à la naïveté du spectateur. Pour moi, c’est quelqu’un, non seulement d’intelligent, mais d’expérimenté. C’est quelqu’un qui a vécu des milliers d’heures de télévision et de cinéma. L’illusion de la continuité de temps et d’espace – qui est la prémisse de bien des films, et à laquelle je me fais parfois prendre – n’est peut-être pas futile, mais elle ne m’intéresse pas du tout.» De la simplicité de Souvenirs d’Othello à la complexité de Trente-deux films brefs, les films de Girard exposent leur squelette, portraits cubistes du monde qu’ils dépeignent, comme ce Violon rouge en cinq tableaux enchevêtrés. «J’aime que le spectateur soit complice dans la construction du film, qu’on ne cherche pas à cacher qu’il s’agit de morceaux de temps et d’espace qu’on assemble. Il y a un plaisir à tenir ce discours-là avec un spectateur. Mes deux derniers films jouent à la limite de ça. Le danger, c’est de trop attirer l’attention là-dessus. La réflexion sur la structure est inévitable, mais elle doit amener ailleurs.»

Le grand chemin
Avec ses va-et-vient constants entre le passé, le présent et l’avenir, Le Violon rouge peut sembler, à première vue, morcelé, distendu, fragmenté. C’est tout le contraire, car ces voix croisées d’hier et d’aujourd’hui forment un chour homogène dont le chant résonne longtemps après la fin de la projection. «Un film, c’est un paquet d’idées qui se rencontrent dans un cerveau, avance François Girard. Le plus grand film restera toujours une chose incomplète, qui se passe dans la tête du spectateur. Quand Fellini disait: "On ne termine pas un film, on l’abandonne", c’est vrai. On le donne au spectateur, c’est lui qui termine un film, qui lui donne son sens final, qui trouve le bout du chemin.»

C’est par ces mots (ou presque) que François Girard a présenté son film au public du Festival du Nouveau Cinéma, qui, le lendemain, lui décernait son prix, parallèlement au Prix du meilleur film canadien. C’est maintenant à nous de prendre le relais, de poursuivre le chemin, de s’approprier ce Violon rouge, qui aura autant de vies que nos regards voudront bien lui en prêter. Une autre façon, pour ce film envoûtant, d’être immortel.

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La musique jouant un rôle narratif important dans Le Violon rouge, François Girard a commandé une ouvre originale au compositeur américain John Corigliano.

Indépendamment du film, la trame sonore est d’un lyrisme absolu, ne reculant devant aucun effet émotionnel. Si le Concerto pour violon de Barber avait été écrit pour le cinéma, on imagine qu’il aurait été fort semblable à la musique du Violon rouge (Sony Classical SK 63010). A travers toute la bande sonore, on retrouve, en filigrane, le thème chantant d’Anna, qui sert de ciment à l’ouvre. Le disque se clôt sur une Chaconne pour violon et orchestre, morceau de concert autonome, composé à partir des thèmes du film.
La magnifique interprétation du violoniste Joshua Bell est accompagnée par le Philharmonia Orchestra, dirigé par Esa-Pekka Salonen, et la sonorité impeccable de l’enregistrement laisse s’épanouir la palette orchestrale de Corigliano. (D. Olivier)