Spike Lee, Ken Loach, Alain Tanner: les Rencontres internationales du documentaire de Montréal dévoilent des documentaires signés par de prestigieux cinéastes de fiction, et une quarantaine de films émouvants, instructifs, divertissants, inquisiteurs, drôles et vivants. Du cinéma grandeur nature.
Il y a une centaine d’années, les frères Lumière signèrent le premier documentaire au monde en filmant les ouvriers sortant de l’usine familiale. Pourtant, un siècle plus tard, le cinéma est, pour la plupart des gens, encore synonyme de fiction, d’évasion et de rêve, le documentaire assumant le côté sérieux et didactique du 7e art. On cache son ennui, on défend mollement, et on met dans le même sac le reportage télévisé et le portrait impressionniste, la biographie officielle et le film expérimental, le documentaire social et le rut chez le cerf de Virginie.
Défendant le documentaire d’auteur, les Rencontres internationales du documentaire de Montréal proposent 46 films en provenance de 17 pays. Au risque de sonner comme un slogan d’affiche publicitaire, on peut dire que certains de ces films vous feront pleurer, réfléchir, rire, douter. Célébrant les 50 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les Rencontres internationales du documentaire présentent donc des ouvres de cinéastes qui sont allés aux quatre coins du monde pour montrer, expliquer, commenter, dénoncer des situations qui sont, au mieux, problématiques, au pire, révoltantes.
Sous la présidence d’honneur d’Anne Claire Poirier, et sous la direction de Jean-Daniel Lafond et de Sophie Bissonnette, cet événement (qu’on espère annuel) privilégie, comme son nom l’indique, les rencontres – à l’écran, mais aussi dans les salles. Le film d’ouverture (le mercredi 2 décembre, à 19 h, à la Cinémathèque), A Place Called Chiapas, de Nettie Wilde, sera donc suivi d’une rencontre avec la cinéaste, pour parler de la situation dans cette région où la rébellion zapatiste a radicalement changé le paysage sociopolitique. Film prémonitoire, réalisé en 1978, L’Empire des multinationales, de Larry Adelman, précédera une discussion sur les conséquences de la mondialisation; tandis qu’on parlera du droit des femmes selon les différents contextes culturels mondiaux, après les projections d’Une fille de ma gang, de Marilyn Burgess, sur une jeune lesbienne qui rentre dans les Forces armées canadiennes; de Rishte, de Manjira Datta, un document-choc sur une mère qui, face à la préséance des garçons dans la société indienne, s’est suicidée après avoir empoisonné deux de ses filles; et de My Father’s House, de Fatima Jebli Ouazzani, un film autobiographique sur une Marocaine qui revoit son père après avoir fui un mariage arrangé.
On pourra revoir, entre autres, l’excellent If You Love This Planet, film oscarisé, en 1982, de Terre Nash, sur l’arsenal nucléaire mondial; Chronique d’un génocide annoncé, le document bouleversant de Danièle Lacourse et Yvan Patry sur la genèse du génocide rwandais; Le Rendez-vous de Sarajevo, d’Helen Doyle; ou Paradis amer (primé aux Hot Docs de Toronto et au Women in Film Festival), dans lequel Élaine Brière tente de comprendre pourquoi le Canada a abandonné le Timor Oriental aux mains de Suharto. Soulignons, par ailleurs, que la moitié des films présentés sont signés par des femmes, et que les trois-quart de la programmation sont en français, en version française ou sous-titré en français. Les deux faits sont (malheureusement) assez rares pour être soulignés.
Parmi les autres productions présentées, on pourra voir des films aux signatures prestigieuses, comme Veillées d’armes, histoire du journalisme en temps de guerre, de Marcel Ophuls, sur la vie quotidienne des journalistes pendant la guerre en ex-Yougoslavie; L’Affaire Grüniger, de Richard Dindo, sur un commandant de police suisse condamné, en 1940, pour avoir protégé des juifs; Les Hommes du port, d’Alain Tanner, où le réalisateur de La Salamandre filme le port de Gênes, après une absence de 40 ans; et Nuit et Brouillard, le classique d’Alain Resnais, sur l’Holocauste et les camps de concentration, court métrage sobre et rigoureux, toujours pertinent, 43 ans après sa réalisation.
Noirs et Blancs
Deux autres célèbres cinéastes de fiction ont signé deux documentaires qu’on pourra découvrir aux Rencontres internationales du documentaire. Deux films qui reflètent bien les préoccupations et les styles de leurs réalisateurs.
En nomination pour un oscar, au printemps dernier, 4 Little Girls, de Spike Lee, parle de la mort de quatre petites filles noires, en 1963, dans une église de Birmingham, en Alabama, où un membre du Ku Klux Klan avait posé une bombe. Après une séquence d’ouverture sobre et efficace (Joan Baez chantant Alamaba Sunday sur des photos des victimes et de leurs tombes), qui illustre bien le talent du réalisateur de Do the Right Thing pour les mises en place, Spike Lee trace le portrait des quatre fillettes sauvagement assassinées, avec des images d’archives, et des témoignages de parents et amis.
Difficile de rester impassible face à ces survivants qui, 35 ans plus tard, parlent avec émotion et dignité de cette époque où un père devait expliquer à sa petite fille qu’elle ne pouvait pas acheter un sandwich à cause de la couleur de sa peau. Puis, peu à peu, le récit émouvant et personnel de ces familles brisées s’inscrit dans le contexte plus général de la lutte des années 60 du Civil Rights Movement. S’il ne nous apprend rien de bien nouveau sur la question, 4 Little Girls parvient, sans sensationnalisme ni démagogie, à nous faire ressentir (encore plus que comprendre) la haine derrière cet acte de barbarie qui, contrairement à son intention, réveilla l’Amérique blanche, et accéléra les actions du mouvement de Martin Luther King. Bien loin d’être limité par la forme, Spike Lee montre, avec ce film efficace dans la forme, et solide dans le contenu, quel cinéaste brillant il est.
Avec une approche beaucoup plus sobre, Ken Loach a dirigé sa caméra sur 500 débardeurs de Liverpool qui, licenciés en 1995 pour avoir refusé de forcer une ligne de piquetage, sont en grève depuis plus d’un an. Avec comme sous titre «Un récit de morale contemporaine», Les Dockers de Liverpool est bien un film de Ken Loach, dans la lignée de Riff-Raff et de Raining Stones. Jusqu’en 1967, les dockers étaient embauchés à la journée, puis on instaura un statut qui leur permit d’avoir une sécurité d’emploi relative, des jours de congé payés et des congés de maladie. C’est en 1989, sous Margaret Thatcher, que le statut du docker fut aboli, avec la complicité muette des syndicats. Il faut voir les conditions moyenâgeuses dans lesquelles ces hommes sont engagés; il faut voir les débardeurs de 22 pays (dont le Canada) appuyer leurs confrères de Liverpool; il faut entendre cet homme affirmer que ce que veulent les compagnies maritimes, c’est de voir disparaître la docker culture. Une culture de la solidarité qu’illustre Ken Loach, dans la fiction comme dans le documentaire. Et il s’en trouve encore pour l’accuser d’être démagogue…
Autre film en nomination pour un oscar, cette fois-ci en 1997: Colors Straight Up, de Michelle Ohayon, qui montre de jeunes Noirs et de jeunes Latinos des quartiers pauvres de Los Angeles. Ces adolescents, pour qui l’alcoolisme, la drogue, la violence familiale, les combats de gangs et les meurtres sont monnaie courante, montent une version moderne et musicale de Roméo et Juliette, intitulée Watts Side Story. Dit comme ça, on dirait le synopsis d’une comédie musicale des années 40, mais ces jeunes-là ne visent pas la gloire (sauf une jeune fille qui dit avoir pour modèles sa mère et Janet Jackson). Ils veulent se sortir d’une vie où les gangs de rues semblent être la seule issue, où les femmes enterrent leurs garçons de 16 ans, où la prison est un passage quasi obligé, et où l’espérance de vie réduit de jour en jour. Ces jeunes-là jouent leur vie sur les planches, et s’ils ont la fièvre, c’est d’aller fouiller dans ce qu’ils ont de plus intime. Évitant soigneusement le psychodrame, Michelle Ohayon alterne la préparation du spectacle (répétitions, ateliers d’improvisation, etc.) et les témoignages (prenants) des jeunes. Un film généreux et rentre-dedans.
Ça prend bien une équipe danoise pour s’intéresser aux gens qui vivent dans le métro de New York! Under New York, de Jacob Thuesen, s’attache à un flic (de nuit) du métro, bon père de famille qui vit à 70 km de Manhattan, et qui est monologuiste dans un bar de la région à ses heures; et à Gerry, un Noir de Queens qui, après avoir été marié, papa, et employé, vit depuis six ans dans les couloirs du métro, suite à l’internement de sa femme dans un hôpital psychiatrique. Avec un montage audacieux, efficace et nerveux, Under New York vaut surtout pour le portrait qu’il fait de ce fascinant personnage, un homme qui a tout abandonné, un vrai bum des bas-fonds qui a gardé, dans les yeux, une innocence rare dans ce milieu.
Également présenté: Carnets d’un Black en Ayiti, de Pierre Bastien, dans lequel le cinéaste accompagne l’écrivain Stanley Péan, «Haïtien de Jonquière», alors qu’il part à la recherche de ses racines, au pays de ses ancêtres. On vous en reparle plus longuement la semaine prochaine.
A la Cinémathèque québécoise et au Cinéma ONF
Du 2 au 6 décembre