Isabelle HuppertL’École de la chair : Ange incarné
Ouvre subtile et audacieuse sur une femme dans la quarantaine, amoureuse d’un jeune homme, L’École de la chair, de BENOIT JACQUOT, est un hommage à l’immense talent d’ISABELLE HUPPERT. Rencontre avec une actrice secrète et comblée.
De La Dentellière à Coup de foudre, et d’Une affaire de femmes aux Palmes de monsieur Schutz, Isabelle Huppert a su incarner des dizaines de femmes tout en restant elle-même, et devenir une star tout en demeurant secrète. On peut même dire qu’après 27 ans de carrière (son premier rôle, dans Faustine ou le bel été, remonte à 1971), celle qui fut tour à tour Violette Nozière et l’une des sours Brontë, la Dame aux camélias et Madame Bovary, nous semble peut-être encore plus mystérieuse et insaisissable, encore plus surprenante et énigmatique. Cette impression se justifie peut-être par la façon dont la star conçoit et interprète son propre travail. «Pour moi, explique l’actrice, qui semble à la fois plus petite et moins réservée qu’elle peut le paraître à l’écran, le cinéma a toujours été un moyen d’investigation sur moi-même. Enfin, "moyen", ce n’est pas le bon mot, car si c’était un moyen, ça voudrait dire qu’il y a une fin. C’est plutôt une pratique… Parce que je pense qu’être actrice, c’est incarner plutôt qu’imiter. Je pense que plus on subjectivise l’angle par lequel on aborde un personnage, plus on le rend vrai, et plus il peut renvoyer aux autres.»
Pour s’en convaincre, il suffit de la voir dans L’École de la chair, un film de Benoît Jacquot inspiré d’un roman de Yukio Mishima, qui explore la passion complexe et contrariée qui se noue entre Dominique (Isabelle Huppert), une directrice de mode séduisante, mûre et bien nantie, et Quentin (Vincent Martinez), un jeune barman-gigolo, rebelle et à la dérive. Une histoire d’amour somme toute traditionnelle, épicée par quelques touches inhabituelles (inversion des rapports sexuels, un sens rare de l’ellipse, un filmage rapproché en Scope, et la présence étonnante de Vincent Lindon en travesti), mais surtout investie d’une force étonnante par la volonté du metteur en scène d’adhérer complètement au regard de son héroïne. Bref, de faire tout le film, comme l’explique l’actrice, «comme s’il était vu à travers les yeux de Dominique».
Introspection en règle
Du coup, ce qui aurait facilement pu n’être qu’une énième variation sur le thème des relations «femmes mûres-hommes jeunes» devient quelque chose de beaucoup plus complexe, personnel et intéressant: un film qui n’est pas seulement une histoire d’amour torturée, mais émouvante, portée par deux acteurs étonnants (Vincent Martinez, lui aussi stupéfiant), mais aussi une ouvre subtile et audacieuse dans laquelle le cinéaste se consacre totalement à celle qu’il avait filmée, dix-huit ans auparavant, dans Les Ailes de la colombe. «Benoît m’avait dit qu’il voulait faire un film comme ça, qui tournerait complètement autour de mon personnage. Il se trouve que ç’a été L’École de la chair; mais, à la limite, ç’aurait pu être un autre sujet. D’ailleurs, Benoît dit toujours: "L’important, ce n’est pas pourquoi on fait un film; c’est comment on le fait." Alors, il m’a expliqué qu’il allait faire le film comme ça; presque comme s’il mettait la caméra dans ma tête. J’avais un sentiment de très grande proximité, parce que la caméra était toujours collée à moi. Et, pour une actrice, c’est un sentiment très rassurant parce qu’on sait que tout ce qu’on pense, tout ce qu’on fait – et surtout, tout ce qu’on ne fait pas… – va être amplifié sur l’écran. A tel point qu’à un moment donné, on a presque le sentiment qu’on ne joue plus du tout. D’ailleurs, je suis étonnée d’entendre ce qu’on me dit quand on me parle du film, parce que je n’ai pas du tout le sentiment d’y avoir joué.»
De fait, L’École de la chair a parfois l’air (et ce n’est pas son moindre mérite) d’être presque un portrait de l’actrice croqué sur le vif. Un portrait qui vient – après 52 films – ajouter un peu plus au mystère d’une interprète dont l’énigme semble paradoxalement s’épaissir au fur et à mesure qu’elle se révèle. «L’idéal, pour un acteur, c’est quand même qu’un rôle puisse coïncider avec une réflexion sur soi. Pour moi, les films, ce sont d’abord des moments de vie. Et c’est bien lorsqu’ils viennent aussi nourrir ce que l’on est en train de vivre. Du reste, je pense qu’en amenant un personnage comme celui de Dominique le plus près possible de moi, j’en fais un modèle plus universel que si je le composais plus. Je n’ai d’ailleurs jamais fait de recherches pour aucun rôle. J’aime assez croire que, pour une actrice, tout est dans l’imaginaire.»
La gente secrète
Au cours des prochains mois, cet imaginaire fantasmera sur trois grands projets: Pas de scandale, un autre film de Benoît Jacquot, avec Fabrice Luchini, sur la réinsertion difficile d’un homme d’affaires à sa sortie de prison; Borderline, une production française réalisée par Arthur Penn, que l’actrice ira tourner en Roumanie; et Saint-Cyr, un film de Patricia Mazuy, sur Madame de Maintenon, fondatrice de la célèbre École de Saint-Cyr pour jeunes filles. «J’ai dit oui dès que Patricia m’a dit, avec son sens de la formule-choc, que ce serait Full Metal Jacket en jupons!»
Cet agenda chargé, la sérénité de la comédienne, et les hommages constants dont elle est l’objet (comme la rétrospective que vient de lui consacrer la Cinémathèque québécoise) contribuent à donner l’impression qu’Isabelle Huppert est une femme qui maîtrise parfaitement sa carrière et sa démarche. L’idée la fait toutefois sourire. «Ça me fait penser un peu à cette phrase: "Puisque ces choses nous échappent, feignons d’en être l’organisateur." Et c’est particulièrement vrai quand on est actrice. On compose un peu avec ses aspirations, ses rêves, et une certaine réalité sur laquelle on a beaucoup moins d’emprise que les gens ne le croient.»
Du coup, on quitte Isabelle Huppert encore plus impressionné par la manière dont elle a transformé ses nombreux portraits de femmes en une mosaïque qui témoigne à la fois de leurs vies et de la sienne. Une mosaïque qui représente en quelque sorte l’ouvre ultime d’une actrice secrète, qui continue, comme elle l’a déjà dit, de «creuser son propre film» à travers ceux de ses metteurs en scène.
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