Nicole Garcia : Portrait de femme
Avec Place Vendôme, Nicole Garcia offre l’un de ses plus beaux rôles à Catherine Deneuve, et confirme son talent de cinéaste. Rencontre avec une réalisatrice fougueuse, qui se décrit encore comme «une actrice qui fait des films». Voire…
Nicole Garcia parle comme elle filme, et filme comme elle joue: avec l’emballement, la fièvre, les doutes et la compassion d’une actrice qui dit aborder ses personnages «sous l’angle vif de leurs blessures et de leurs contradictions». Jointe par téléphone, à Paris, la semaine dernière, l’actrice et metteure en scène a toujours eu une prédilection pour les êtres fragiles, rongés par le doute ou en chute libre; d’abord comme interprète (dans des films comme Mon oncle d’Amérique, Les Uns et les Autres et Garçon), puis comme réalisatrice (de Un week-end sur deux, et Le Fils préféré).
On comprend donc aisément qu’elle affirme, de sa voix chaude, mais éraillée, remplie d’hésitations et chargée d’émotion, que c’est d’abord le désir d’un personnage qui l’a amenée à écrire (avec Jacques Fieschi), puis à réaliser son nouveau film, Place Vendôme – un drame qui nous entraîne derrière les façades du monde de la joaillerie, pour raconter la dérive d’une courtière déchue et alcoolique (Catherine Deneuve, superbe), forcée de renaître de ses cendres lorsqu’elle est confrontée aux trafics révélés par le suicide de son mari. Un portrait de femme, traversé d’éléments de film noir, où Deneuve se consume et brille aux côtés de Jacques Dutronc, Emmanuelle Seigner et Jean-Pierre Bacri. Mais surtout la rencontre d’une actrice et d’un rôle, sous l’oil d’une cinéaste motivée par le besoin d’aller au-delà des images.
«Ce qui me bouleverse toujours, dans la vie, c’est ce mélange de force et de vulnérabilité qu’on trouve dans les êtres. Cette capacité d’énergie et, en même temps, de gouffre, dans une même personne.Il y avait longtemps que je rêvais d’un personnage qui brûlerait dans ses contradictions: une femme qui aurait oublié sa force, et qui la retrouverait peu à peu. Alors, je ne sais plus vraiment ce qui est venu en premier: l’idée de ce personnage de femme, ou l’envie de travailler avec Catherine. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que j’ai tout de suite pensé à elle pour incarner cette femme-là.»
Bien que les deux actrices n’aient jamais eu la chance de tourner ensemble, Garcia explique qu’elles se connaissaient depuis quelque temps. «En fait, Catherine m’avait appelée après avoir vu Le Fils préféré, pour me dire à quel point elle avait aimé le film. Elle m’avait même fait envoyer, par notre agent commun, un roman dont je ne voyais pas très bien ce que je pouvais faire. Mais je crois que l’idée de travailler avec elle m’était restée depuis ce moment-là. Alors, je suis allée la voir dès que j’ai eu l’idée de ce personnage, en lui disant que ce serait une femme, à la fois forte et fragile, qui serait, comme ça, amenée dès le début du film aux confins de la folie, d’une absence à elle-même. Et j’ai tout de suite senti qu’elle était séduite par ça. Après, il restait à lui écrire un destin, à l’inscrire dans un monde. Et comme ça, peu à peu, j’ai construit autour d’elle Place Vendôme…»
Deneuve et Marianne
D’emblée, le choix de la star, du décor et du type de récit suggérait l’idée d’un certain genre de film; ce que Nicole Garcia appelle, avec un petit rire, «le produit d’exportation française». Mais ce qui l’intéressait, c’était justement de détourner cette attente en allant au-delà des apparences. «On aurait sans doute pu situer l’action du film dans un autre décor, mais j’aimais bien l’idée que la place Vendôme offre le même contraste que les personnages: cette espèce de contradiction entre ce que le décor donne à voir et ce qu’il est vraiment, entre l’éclat des vitrines et ce qui se cache derrière. C’est d’ailleurs aussi ce qui m’intéressait chez Catherine: jouer avec son image en la faisant chuter dans un rôle où elle révélerait paradoxalement sa grandeur et sa force…»
Très vite, ce portrait de femme prend les airs d’un film noir, mais d’un film noir dont l’enjeu est d’abord existentiel. «J’aime bien les films où l’on peut sentir que les personnages sont tout le temps en danger. On ne sait pas très bien d’où vient le danger, mais on sait qu’il est toujours là.» Toutefois, après sept mois de travail sur le scénario, et l’aide de quatre «conseillers artistiques» (Frédéric Bélier-Garcia, Tonino Benacquista, Emmanuel Bourdieu et Jiann-Yuh Wang), Garcia efface passablement l’aspect thriller de son film, et resserre l’intrigue autour de ses personnages. «C’est vrai que j’étais très tentée, au départ, par le côté "film noir" du projet. Sur papier, le scénario pouvait s’apparenter davantage à un genre précis. Mais je crois qu’après, quand je tourne, il y a toujours des débordements; et ce qui déborde, c’est la force affective. Du coup, le dessin du thriller s’est gommé, et je me suis rapprochée davantage des personnages. C’est d’ailleurs toujours ce qui m’intéresse le plus.»
Du reste, Garcia n’hésite pas à dire que le cinéma est d’abord, pour elle, «un documentaire sur les acteurs». Un documentaire qui a trouvé un sujet de choix en la personne d’une Catherine Deneuve attaquant de front son image, son mythe et sa légende. «Je pense que Catherine a vraiment eu une rencontre avec le rôle de Marianne, et elle s’y est abandonnée de façon remarquable. Ceci dit, dès que je l’ai connue, on était trois; c’est-à-dire qu’il y avait elle, le personnage et moi. Et je ne l’ai connue, en fait, que dans cette trinité. Je ne peux donc pas vraiment dire à quoi elle ressemble "*dans la vie"… Ce qui m’a étonnée, par contre – et ça n’aurait pas dû, parce que j’avais eu cette intuition en la choisissant pour le rôle – , c’est qu’elle a quelque chose de très fort qui revient en dehors du plateau: une sorte de maîtrise, de distance, qui ne laisse pas prévoir, parfois, sa capacité d’engagement par rapport à un rôle.»
De fait, il suffit d’entendre Garcia parler de Deneuve pour deviner à quel point la star représente quelque chose de spécial pour elle; quelque chose de différent – voire d’opposé – qui aide à comprendre la manière dont son propre parcours s’est orienté. «On n’a pas du tout eu la même carrière, Catherine et moi, dit Garcia, en riant. Je viens du théâtre, et j’ai commencé à faire du cinéma à 30 ans, alors que Catherine n’est jamais montée sur une scène, et a débuté à 17 ans. Alors pour moi, qui la regardais de loin, alors qu’elle était déjà une vedette, elle a toujours représenté une sorte d’idéal, de double parfait.»
Là où Deneuve a vite hérité de l’image d’une star froide, distante et inatteignable, Garcia s’est lentement imposée comme le type de la femme méditerranéenne, chaleureuse et accessible. Si la première a tourné avec les plus grands metteurs en scène (Buñuel, Demy, Truffaut, Polanski); la seconde a inspiré plusieurs cinéastes qui n’ont, en revanche, jamais travaillé avec Deneuve (Resnais, Blier, Sautet, Doillon). Et là où la première a su brillamment s’adapter à une foule de cinéastes et de genres différents; la seconde a choisi de passer de l’autre côté de la caméra pour exprimer pleinement sa vision. Coïncidence?
La règle du jeu
Toujours est-il que Nicole Garcia ne voit plus le métier d’actrice comme avant. «A l’adolescence, je ne savais pas ce que la vie me réservait, mais je savais que je finirais par être un jour comédienne. A l’époque, je pensais même que ça allait être la solution à tous mes problèmes!» Depuis, l’adolescente d’Oran a quitté l’Algérie, vécu les années de galère et de conservatoire, goûté au théâtre, puis au cinéma, et découvert (après avoir travaillé avec plusieurs cinéastes, dont Tavernier, Deville, Lelouch et de Broca) que l’essentiel du métier d’acteur se déroule parfois après le tournage. «Les acteurs disent souvent qu’ils s’ennuient d’un rôle à la fin d’un tournage, mais moi j’ai découvert très vite que je m’ennuyais parfois plus du metteur en scène. Pourquoi? Parce que je savais qu’il allait passer à une phase essentielle du film – le montage – où je n’avais tout simplement plus ma place. Je me disais: "Tout va se jouer là-bas, au montage, et je ne serai pas là." Je n’avais pas tort, d’ailleurs, parce que tout est possible au montage; on peut choisir les meilleurs prises d’un acteur, garder un plan pour une seule expression, et en sacrifier plein d’autres pour faire valoir ce plan-là. C’est vraiment au montage qu’on mesure le pouvoir d’amour d’un metteur en scène…»
Depuis son premier court-métrage (Quinze août, réalisé en 1986), Nicole Garcia a testé son propre «pouvoir d’amour» sur Un week-end sur deux (1990) et Le Fils préféré (1994): deux films qui donnèrent à leurs vedettes respectives (Nathalie Baye et Gérard Lanvin) deux des plus beaux rôles de leurs carrières, et qui imposèrent Garcia comme la cinéaste des âmes blessées, victimes des apparences et des règles.
Pourtant, cette admiratrice d’Ozu et de Rossellini, d’Egoyan et de Godard, de Campion et de Clint Eastwood («J’aime beaucoup les films d’acteurs…») continue aujourd’hui encore à se décrire comme «une actrice qui fait des films». «Mes idées viennent toujours du jeu. Je joue à peu près tous les personnages quand j’écris. Et ça commande quelque chose à l’écriture; une tendance à écrire des scènes fondées sur une dynamique paradoxale et contradictoire. Parce que je sais bien, comme actrice, qu’on se trouve trop souvent devant des scénarios où l’action et le verbe s’annulent parce qu’ils vont toujours dans le même sens…»
Est-ce à dire que Nicole Garcia est devenue réalisatrice parce qu’elle était frustrée par son travail d’actrice? «Non. D’ailleurs, je ne pense pas qu’on puisse faire une chose qui engage autant que la mise en scène par frustration… Ce qui est vrai, par contre, c’est que même en étant une actrice comblée, très populaire, j’ai toujours vécu le statut d’actrice comme quelque chose de précaire et d’un peu angoissant. Parce qu’en tant qu’actrice, on dépend toujours du désir de l’autre. D’ailleurs, ç’a peut-être été ça, ma déception. J’espérais, en tant que créatrice plus complète, trouver enfin une indépendance plus grande par rapport à l’approbation des autres. Et je me rends compte, finalement, que je reste très fragile quand un film sort…»
Alors, pourquoi continue-t-elle de se battre année après année pour faire des films qui ne sont pas toujours faciles à produire? «Pour des moments de surprise comme ceux que j’ai eus, pendant le tournage de Place Vendôme, en voyant Catherine jouer la scène du poker dans le train. Ou la scène d’amour entre elle et Dutronc. Ou celle entre Emmanuelle et Bacri à la gare de Lyon. Des moments où les acteurs, d’un coup, ont recueilli en eux l’émotion du personnage. Ça, c’est déjà un accomplissement avant que le film soit fait. C’est même l’accomplissement le plus heureux, parce que quand le film est fait, on est tout le temps dans l’angoisse de la sortie, de l’approbation des autres.»
Et puis, Nicole Garcia persévère peut-être aussi parce qu’elle aime interpréter les destins de ses personnages autant que de les incarner; et que ses films – où ils se promènent sur une corde raide au-dessus de leur abîme personnel – lui donnent une chance de les sauver et de trouver un sens à leur vie. «C’est vrai que j’aime l’idée qu’un film puisse donner l’occasion de réinterpréter une vie; de lui donner une autre signification que celle de pur naufrage, et de s’en délivrer. C’est un peu comme cette phrase sur laquelle Claudel finit Le Soulier de satin: "Et délivrance aux âmes captives." Je ne crois pas vraiment que j’ai des thèmes récurrents dans mes films, mais si j’en avais un, ce serait celui-là. C’est le plus beau souhait qu’on puisse faire pour un être…»
Délivrée de Place Vendôme, de son héroïne et de son malaise, Nicole Garcia accompagne désormais son film en cherchant un nouveau projet. Elle retrouvera sous peu Jean-Pierre Bacri (dont elle jouera l’épouse) dans Kennedy et moi, de Sam Karman, et espère découvrir bientôt un livre qu’elle pourrait porter à l’écran («Vous n’auriez pas un bon roman à me recommander, par hasard?»). Le tout, avec l’angoisse tangible de quelqu’un qui voudrait tomber amoureux instantanément, tout en sachant que ces choses-là prennent toujours du temps. «On aime tous avoir une idée et la nourrir en soi comme on porte un enfant. Parce que dès qu’on a une idée, on se sent moins seul…»
Dès le 18 décembre