Rétrospective Gilles Carle : Le joyeux bordel
Cinéma

Rétrospective Gilles Carle : Le joyeux bordel

Jusqu’à la fin du mois, la Cinémathèque québécoise rend hommage à Gilles Carle. Une rétrospective imposante, qui nous permet de renouer avec le plus bordélique – et le plus jouissif – de nos cinéastes. Fantastica!

En mai 1990, dans la défunte revue La Règle du jeu, l’écrivain Carlos Fuentes et l’essayiste Guy Scarpetta discutaient de l’avenir de l’art, plus particulièrement du combat que se livrent l’esthétique baroque et l’orthodoxie. «Une culture qui se veut pure, et qui ferme ses frontières à l’invasion d’autres cultures, est une culture destinée à périr, de dire Fuentes. On ne se trouve soi-même, on ne trouve son identité que dans le contact avec l’autre. Ce qui compte, de plus en plus, ce n’est pas de savoir si un écrivain est mexicain, colombien, français ou italien; ce n’est même pas principalement le langage qu’il utilise, c’est la qualité de son imagination.»

Fuentes n’a peut-être jamais vu de films de Gilles Carle, mais son cinéma lui plairait certainement. Car Carle est l’impureté même. Contrairement à nombre d’artistes qui rêvent d’une ouvre lisse et polie, brillante comme une pierre tombale ou une plaquette de Marguerite Duras à 32 dollars pièce, le réalisateur de La Mort d’un bûcheron en a toujours trop fait. Ses films sont remplis d’imperfections et partent dans tous les sens. Sa filmographie est un carnaval, un parc Belmont, où se croisent prostituées, déneigeurs, joueurs d’échecs, chanteuses country, travestis italiens et maquereaux coureurs des bois. Son ouvre est un joyeux foutoir, dans les deux sens du terme: un endroit où l’on baise à couilles rabattues, et un grand désordre.

Tournant le dos au cinéma intimiste qui se gratte le bobo dans un trois et demie du Plateau, avec ses pères manquants et ses filles marquées, Gilles Carle se fout de la psychologie comme de sa première chemise. Ses personnages ne s’analysent pas («D’où viens-je? Qui suis-je? Où vais-je?»): ils agissent, ils se révèlent en déplaçant de l’air, en se confrontant à l’inconnu, et en sautant les barrières.

Carle est né à Maniwaki en 1929. Habituellement, lorsqu’on entend parler de la campagne québécoise, on voit des images d’Épinal nationaleuses, des petites communautés tricotées serré qui chassent le marsouin comme le faisaient leurs arrière-grands-parents. Mais la campagne de Carle est à mille lieues du Village d’Émilie. Elle ressemble plutôt à la Main de Michel Tremblay. Son Québec est impur, bâtard, rabelaisien. Un bar topless de l’Abitibi rempli d’Indiens, d’immigrants polonais et d’orphelines aux cheveux noirs. C’est le Far West, ou plutôt: le Far North, une contrée sauvage, hors frontières et hors loi, qui ne connaît ni politique ni interdit. Que le désir.

Carle, c’est le multiculturalisme avant l’heure, le gros brassage des accents, des odeurs et des corps. Le cinéma de la transgression et de la digression.

Au cours de sa carrière imposante, comprenant 50 films et vidéos, Carle s’est intéressé autant au diable qu’aux saintes, aux échecs qu’à la peinture moderne, aux mâles poilus qu’aux jeunes filles douces. Depuis 1961, il a tourné des clips, des pubs, des documentaires et des adaptations de romans, et filmé les cuisses accueillantes de Carole Laure et de Micheline Lanctôt comme les ventres flétris de Maurice Beaupré et de J.-Léo Gagnon.

«Carle se plaît à entraîner le spectateur sur des chemins parfois sinueux ou encombrés, au risque de le perdre», écrit Marcel Jean dans Le Dictionnaire du cinéma québécois qu’il a codirigé avec Michel Coulombe. C’est sa principale force. Comme il nous l’a dit en 1992, lors de la sortie de La Postière, un portrait truculent du Québec des années 30: «Effectivement, mes scénarios sont toujours un peu torturés. Mais qu’est-ce que vous voulez, je suis comme ça: les scénarios trop finis, trop polis, je déteste ça. J’aime casser mes histoires. Avec l’anarchie et le désordre, entrent la vie et la vérité. Un film n’a pas besoin d’avoir un sens, de véhiculer un message. C’est ça, la beauté du cinéma: il faut toujours préserver une part de mystère, une zone secrète. Si tu essaies d’être trop clair, tu perds ce que tu voulais dire.»

Fatigués, du temps des cathédrales? Visitez les shacks et les cabanes à sucre de mononcle Gilles. Parmi les quelques navets qui jonchent le sol, vous y trouverez de véritables bijoux. Des bandes-annonces du Québec de l’an 2000, tournées il y a 25 ans.

A la Cinémathèque québécoise
Jusqu’au 31 janvier