Solitude et appels obscènes, banlieue paisible et pédophilie, divorce et besoin d’amour: Happiness, de TODD SOLONDZ, est une fascinante étude sur la difficulté d’être heureux. Une comédie noire sur les horreurs commises au nom du bonheur. Fascinant.
Imaginez un Short Cuts des banlieues-dortoirs du New Jersey, filmé dans un style qui évoque à la fois David Lynch, John Waters et Papa a raison, et vous aurez une idée de l’étrange, mais fascinant cocktail, que représente l’inclassable Happiness, de Todd Solondz. Un film audacieux, déroutant et extrêmement ambitieux, tour à tour (et parfois simultanément) drôle, sombre et dérangeant, et qui explore les vies secrètes d’une dizaine de personnages désaxés, poussés à la folie par leur besoin d’amour, de réussite et de conformité. Bref, par tout ce que Todd Solondz décrit avec ironie comme «la poursuite désespérée du bonheur à tout prix».
Il faut dire que Todd Solondz – 38 ans, lunettes épaisses, voix nasillarde et tête de nerd – a toujours été intéressé par le rapport entre la norme et la différence. Ceux qui ont vu Fear, Anxiety and Depression (son premier film, une sorte de sous-Woody Allen, dont l’auteur parle peu aujourd’hui), et surtout Welcome to the Dollhouse (une comédie acide sur l’enfer d’une petite fille tyrannisée à l’école) savent que Solondz explore en maître les mille et une blessures liées à l’enfance grâce à un regard unique, à la fois drôle et déchirant. «C’est vrai que les réactions à mes films se divisent en deux types: la moitié des gens me disent: "C’est drôle, c’est vraiment tordant>, alors que les autres me disent: "Comment peux-tu rire de trucs pareils? C’est si triste, si douloureux!" Or, je pense que les deux sentiments sont vrais en même temps. C’est d’ailleurs ce qui m’émeut; la coexistence des deux. Et c’est ce que je voulais explorer davantage dans Happiness…»
Les petites failles modèles
De fait, Happiness est une ouvre au ton unique et indéfinissable, qui marie constamment la comédie acide au drame le plus profond, en jonglant avec les destins de trois sours entourées de personnages à la fois banals et troublants: Trish (Cynthia Stevenson), une épouse modèle qui ne se doute pas que son mari (Dylan Baker) viole secrètement les amis de leur jeune fils (Rufus Read); Helen (Lara Flynn Boyle), une auteure de best-sellers osés, qui reçoit les appels obscènes d’un voisin (Phillip Seymour Hoffman), lui-même convoité par une solitaire frustrée (Camryn Manheim); et Joy (Jane Adams), une malchanceuse chronique qui subit les affronts de plusieurs hommes (dont Jon Lovitz et Jared Harris), pendant que ses parents (Louise Lasser et Ben Gazarra) préparent leur divorce en Floride. Le tout, au fil d’un scénario qui entremêle leurs destins pour créer ce que Solondz appelle «un film en forme de tapisserie sur la solitude, l’aliénation, le besoin d’amour et le désir».
«L’idée de départ, explique le cinéaste, m’est venue il y a quelques années en lisant un article sur un tueur en série russe, qui avait tué trente ou quarante enfants. Ce qui m’avait frappé, c’est qu’on y disait que le tueur était lui-même un bon père de famille. C’est en essayant de comprendre ce qu’une telle histoire pouvait cacher que j’ai commencé à penser au film…»
Écrit en six semaines à l’automne 96, tourné à l’automne 97, et récompensé à Cannes par le Prix international de la critique, en mai 98, Happiness rencontre de sérieuses difficultés quand son distributeur, est forcé sa compagnie mère de l’abandonner à cause de son contenu explosif. «Ç’a été un choc, explique Todd Solondz, mais personne n’a paniqué. La seule chose qui m’embêtait vraiment, c’était d’entendre les gens d’Universal dire qu’ils trouvaient mon film "moralement douteux". S’ils avaient été persuadés qu’il pouvait rapporter 100 millions de dollars, je suis sûr qu’ils l’auraient trouvé "moralement courageux"!»
A la fois extrêmement courageux et profondément déroutant, Happiness est un curieux mélange de comédie salace à la John Waters et de drame sombre à la David Lynch, de collage expérimental à la Altman, et de pastiche de sitcom débile des années 60. Une ouvre étonnamment discrète et pudique où l’on voit pourtant le sperme gicler sur les murs, et un pédophile parler de sodomie à son fils; un film molotov qui surmonte de nombreux défauts (un certain manque de focus narratif, quelques longueurs, et plusieurs personnages caricaturaux), par la force de son intelligence, de son regard et de son culot. Bref, une bombe qui apporte à Solondz un succès de scandale qu’il affirme n’avoir jamais désiré. «Récemment, on m’a présenté dans un débat en disant: "Un jour, on se souviendra de 98 comme de l’année d’Happiness, de There’s Something About Mary, et de la robe de Monica Lewinsky." C’est peut-être vrai, mais je dois dire que ce genre d’association ne me réjouit pas vraiment. J’ai même hâte que tout ce bruit se calme pour que les gens voient le film pour ce qu’il est réellement.»