Dis-moi que je rêve : L’ingénu des alpages
Histoire de montrer une autre France que l’habituel espace parisien, le cinéaste CLAUDE MOURIÉRAS a choisi la campagne. Le résultat: un film tendre et puissant. Rencontre avec l’un des fleurons du nouveau cinéma français.
Prix Jean-Vigo 1998, Dis-moi que je rêve est de ces films hyperréalistes et chaleureux qui, à l’instar de Marius et Jeannette et de Western, participent d’un salutaire renouveau du cinéma français. Le troisième long métrage de Claude Mouriéras (après Sale Gosse, présenté au FFM, et jamais sorti en salle…) n’a pourtant pas grand-chose à voir avec les films de Guédiguian et de Poirier, hormis le fait de n’avoir aucune vedette, d’être tourné en province (ici en Haute-Savoie), et de faire vivre des personnages complexes, tout en brossant un portrait de société.
Rencontré lors du dernier Festival des Films du Monde, Mouriéras ne croit pas à une vague de cinéastes «provinciaux»: «Les raisons ne sont pas les mêmes pour chacun. Moi, par exemple, je suis Lyonnais d’origine, et je n’avais jamais mis les pieds en Haute-Savoie. Mais je crois qu’il y a une envie d’aller voir ailleurs. Vous ne filmez pas de la même manière à la campagne et à Paris. Il y a peut-être aussi un ras-le-bol des histoires de chirurgiens du 17e arrondissement!»
Dans Dis-moi que je rêve, un couple de jeunes fermiers de Haute-Savoie (Muriel Mayette et Frédéric Pierrot) se démènent entre leurs vaches, leurs rêves enfouis, et leurs trois grands enfants, dont Julien (Vincent Dénériaz), 19 ans, de qui on dirait, s’il avait dix ans de moins, qu’il vit dans son monde. Julien n’est pas idiot, débile ou retardé: il est simple, comme dans simple d’esprit. Il parle à sa vache Julienne, il porte toujours son écharpe jaune, et il demande à sa sour (Stéphanie Frey) – puis à son frère (Julien Charpy)! – comment on embrasse les filles. C’est cet aîné dans la lune qui va faire exploser la famille, et déclencher la révélation d’un secret qui pèse lourd depuis trop longtemps.
Rien de provincial, de rural ou de folklorique pourtant dans ce portrait juteux, saignant, aussi drôle que dramatique, d’une famille comme bien d’autres, souvent sur le point d’éclater. «Je ne fonctionne pas par idées, confie Mouriéras, mais à partir de personnages. On raconte toujours les mêmes histoires. C’est comme un peintre qui fait un portrait: ce n’est pas le modèle qui est intéressant, mais la manière de le peindre. L’énergie entre les personnages est essentielle, et la mise en scène a été axée là-dessus. C’est comme au billard: on frappe une boule, et on regarde comment elle rebondit, comment elle percute les autres, comment elle transforme leurs trajectoires.»
La caméra de Mouriéras, fluide, énergique, filme à bras-le-corps ces humains débordant de vitalité. «J’aime être collé aux personnages, on est tellement à l’intérieur des choses qu’on ne peut pas les juger.» Pour atteindre un tel degré de véracité, il faut avoir un regard extrêmement précis. Pas de psychodrame, ici: on n’est pas dans la tranche de vie, dans le moment volé aux acteurs.
Mêlant acteurs professionnels et amateurs, Mouriéras a trouvé le ton juste pour ce film ancré dans la vie, mais avec la tête dans les nuages. Il faut souligner le travail uniformément remarquable des acteurs, professionnels ou non. Particulièrement celui de Suzanne Gradel (une grand-mère surnommée La Suzon) et Vincent Dénériaz (étudiant en maths et champion de surf alpin), deux amateurs dont la générosité, la justesse et la présence feraient rougir de nombreux pros. «Ils sont tous comédiens, précise Mouriéras. Certains en ont fait un métier; d’autres, non. Il y a une vraie richesse à les faire travailler ensemble. Les non-professionnels amènent des choses plus intimes qu’un acteur qui travaille souvent dans la composition. Au bout de huit semaines de tournage, la grand-mère m’a dit: "C’est dur parce que vous, vous avez l’habitude de ne pas y croire, mais nous, on y a cru." Et ça amène les acteurs sur un territoire autre que celui sur lequel ils sont habitués de travailler.»
Alors qu’il prépare un documentaire sur Médecins du monde («des médecins de rue qui s’occupent des toxicomanes, de Marseille à Saint-Pétersbourg»), Mouriéras parle de l’importance, pour lui, d’alterner les deux façons de faire du cinéma. «C’est vital pour moi d’alterner la fiction et le documentaire. La fiction, c’est très fort, mais on est tourné sur soi-même. Le documentaire est une manière d’aller vers les autres qui m’est nécessaire.» Conséquent, il s’informe, s’interroge, pose des questions sur le cinéma québécois, sur ses artisans, et souligne le fait que les handicapés d’ici sont mieux intégrés à la vie publique qu’en France. Un homme curieux, qui porte un regard sensible sur ses semblables. Un de ces rares cinéastes qui parviennent à faire de la fiction «utile», sans message et sans se défiler, quelque chose comme un Renoir fin de siècle…