Cinéma

Marc-André Hamelin : Le grand jeu

MARC-ANDRÉ HAMELIN n’est pas seulement un grand pianiste: il fait également découvrir des compositeurs oubliés ou inconnus, des ouvres étonnantes d’originalité. Cet artiste exigeant nous a accordé un entretien avant son prochain concert avec Pro Musica, le 12 janvier prochain.

Marc-André Hamelin n’a jamais fini de nous surprendre. Par sa sonorité et son jeu inimitable, par ses capacités pianistiques extraordinaires, par sa sensibilité et aussi, bien entendu, par son choix de répertoire.

Le pianiste québécois installé à Philadelphie est un infatigable découvreur de musiques, un collectionneur de partitions insatiable. Il nous a fait connaître Nikolaï Medtner, Charles-Valentin Alkan, Nicolaï Roslavetz, Ferruccio Busoni – entre autres! – , et nous fera sous peu découvrir Georges Catoire ainsi que redécouvrir Max Reger.

La liste des ouvres que Marc-André Hamelin a incluses à son répertoire serait si longue qu’il n’en tient pas le compte. «La dernière liste que j’ai faite date d’une dizaine d’années», avoue le musicien. A travers toutes ces recherches, que vise vraiment ce grand pianiste? «Je pense que c’est un amalgame de ce que j’aime et de ce que je crois que les gens vont apprécier. Avant tout, pour moi et pour l’auditoire, je cherche des ouvres qui communiquent quelque chose de vraiment essentiel, et qui le communiquent bien. J’ai des préférences, bien sûr: la richesse harmonique, la richesse de texture, la complexité. Malheureusement, ça implique souvent que ces ouvres-là sont très difficiles. Mais je dois préciser encore une fois, comme je l’ai souvent fait, que ce n’est vraiment pas mon premier but. J’aimerais que ces ouvres soient moins exigeantes, parce qu’elles seraient plus faciles à préparer et à jouer! Mais comme je semble avoir les moyens pour les faire, alors je m’y occupe.»

La grande forme
Son «affinité naturelle» avec les formes complexes et les textures chargées a donné à Marc-André un statut particulier dans le monde pianistique. Depuis déjà de nombreuses années, il est considéré comme l’un des meilleurs pianistes vivants. En fait, Hamelin possède une aptitude inouïe à naviguer à travers une matière musicale d’une grande densité, comme si son cerveau possédait un troisième hémisphère… Tout jeune, il apprit à lire sans aide, au point de susciter l’incrédulité chez ses professeurs. On le fit entrer en deuxième année à l’âge de six ans, une expérience difficile pour le musicien en herbe. «Je n’ai pas du tout été heureux à l’école!» s’exclame Marc-André avec, peut-être, un reste d’amertume dans la voix.

L’intérêt du musicien pour les formes longues et la complexité ne s’arrête pas au simple plaisir de savoir les déchiffrer. «Je m’y sens très à l’aise, bien sûr, mais je suis fasciné également par le processus de clarification pour l’auditeur, afin que lui aussi se sente à l’aise. Je veux clarifier la forme pour que l’auditeur ne s’y perde pas. Évidemment, quand la pièce est courte, les formes sont plus restreintes et on peut plus facilement s’y retrouver. Mais quand c’est long, c’est beaucoup plus facile pour un interprète de tomber dans le panneau et de tout fragmenter. Alors ce qu’on doit faire, c’est tout proportionner, pour que les éléments d’une grande forme aient leur juste place, qu’ils ne soient pas plus ou moins importants qu’ils ne le devraient.»

Cette forme, si importante pour Hamelin au point d’en devenir l’un de ses soucis fondamentaux, que signifie-t-elle? «Ça a rapport au but à atteindre, explique le musicien, préoccupé de bien se faire comprendre. J’ai pour mon dire que quand une pièce commence, on devrait immédiatement savoir comment elle va finir et combien de temps elle va durer.» Et comment? «Grâce à l’harmonie, aux dosages de tempos, à la durée des silences. C’est comme un texte récité, un poème ou une pièce de théâtre: si les acteurs sont bons, on sait toujours où l’on s’en va.» Le rapport de Marc-André à l’écoute est toutefois un peu délicat, compte tenu de ses exigences. «Je suis très difficile! Quand j’écoute de la musique, ça m’arrive assez souvent d’être mal à l’aise parce que les proportions n’ont pas été respectées. Ce n’est pas seulement une question de préférence personnelle, c’est ce que je pense qu’il devrait se passer.»

Le grand circuit
Si les propos de Marc-André Hamelin surprennent et si ses exigences paraissent dépasser les capacités de perception du mélomane moyen, il n’en est rien. C’est dans la qualité de la communication que l’on bénéficie des efforts du musicien pour nous faire appréhender différemment la musique. D’ailleurs, Hamelin n’a-t-il pas été primé trois fois à la dernière remise des prix Opus, et sacré «Interprète de l’année»?

Qui plus est, le titre de «Recording Artist of the Year» lui était attribué récemment par le Billboard. Il faut dire que l’année 98 a été fertile en enregistrements pour Hamelin. Sous contrat avec la maison britannique Hyperion, le pianiste dit avoir des projets discographiques pour au moins les dix prochaines années. En 1998 paraissaient les concertos de Marx et de Korngold, puis un disque consacré aux pianistes compositeurs – dont Marc-André lui-même, compositeur à ses heures -, ainsi qu’un coffret de quatre disques, consacré à l’intégrale des sonates pour piano de Medtner, sorte de monument discographique. Durant la prochaine année, Hyperion fera paraître un disque d’Hamelin consacré à Reger, un second à Frederic Rzewski, un troisième au Concerto pour piano, chour de voix d’hommes et orchestre de Busoni et un dernier aux ouvres pianistiques de Catoire.

Parallèlement à sa carrière discographique, Marc-André faisait en novembre dernier ses débuts en récital à Berlin, couronnés par un franc succès. Les tournées européennes et japonaises deviennent de plus en plus fréquentes, et le circuit du pianiste s’agrandit sans cesse. Heureusement, Montréal continue de faire partie de ses priorités. C’est d’ailleurs grâce à un récital à la salle Pierre-Mercure, la saison dernière, que notre pianiste préféré a remporté plusieurs prix Opus.

Ce même récital, il l’a joué pendant presque toute la dernière année en tournée à travers le monde. «C’est un programme beaucoup plus traditionnel que ce que je fais habituellement», confie Marc-André. Bach, Brahms, Liszt et Schubert sous les doigts d’Hamelin avaient de quoi nous surprendre, encore une fois, mais différemment. «Il y a un côté de moi qui veut que les gens n’oublient pas que je peux faire ce répertoire. Je veux qu’on sache que je ne délaisse rien.»

Double jeu
Ces compositeurs lui ont permis d’explorer un autre aspect de sa personnalité musicale et aussi de se mettre un peu plus à nu, sans ses habituelles «pelures» de complexité. «J’ai vraiment découvert des choses splendides de mon point de vue musical. Je pense que ça m’a ouvert les yeux en me permettant de faire autre chose, d’aller plus directement à l’essentiel.» Le pianiste a-t-il senti une évolution dans son jeu? «Il y a des choses très intéressantes qui commencent à se passer, confie Hamelin, même depuis les douze derniers mois. J’ai peut-être une plus grande capacité à communiquer. C’est aux autres de le dire, mais en tout cas, c’est ce que je ressens.»

Son prochain récital montréalais aura lieu sous les auspices de la société Pro Musica, le 12 janvier prochain, au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts. Le programme choisi est en quelque sorte au confluent des deux aspects de la carrière de Marc-André Hamelin. Il présentera en première partie la Sonate no 27 en mi mineur, op. 90 de Beethoven et la Fantaisie en ut mineur, op. 17 de Schumann, et en seconde partie, les Variations et fugue sur un thème de Bach, op. 81, de Reger. Que reste-t-il, somme toute, à accomplir pour le pianiste québécois? «Je crois que je suis déjà en train de le faire. Je n’ai pas vraiment de grandes aspirations autres que ce que je fais présentement. La "littérature" de piano, les innombrables partitions et musiciens à découvrir, tout ça est immense, ça n’a jamais de fin.» Que lui souhaiter, alors, pour l’année qui vient? «L’impression d’être compris un tant soit peu. Il n’y a rien de comparable à ça!»

Le 12 janvier, à 20 h
Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts