Léa Pool : L'année de l'éveil
Cinéma

Léa Pool : L’année de l’éveil

Film d’ouverture des 17es Rendez-vous du cinéma québécois, Emporte-moi est le film le plus accessible, le plus vivant, le plus généreux de LÉA POOL. Rencontre avec une cinéaste en paix avec elle-même.

C’est un cliché de dire que les créateurs ressemblent à leurs créations; mais dans le cas de Léa Pool, ce lieu commun trouve une résonance particulière. Parce que La Femme de l’hôtel, Anne Trister, ou A corps perdu sont de vrais films d’auteur, et parce qu’on y entend une voix éminemment personnelle, un style et des thèmes qui ont séduit (ou agacé) toute une génération de cinéphiles. Lorsqu’on la rencontre, on constate qu’elle incarne littéralement son ouvre, tant on reconnaît quelque chose de son cinéma, jusque dans les inflexions de sa voix grave, sourde parfois, émaillée d’éclats impromptus; une voix qui cherche le mot juste, un timbre affirmé qui pourtant avale les syllabes lorsqu’on s’approche des zones d’ombre. Comme ses films, Léa Pool dégage un mélange d’assurance et de recherche, une volonté de dire les choses essentielles et une envie, un besoin même, de ne pas les réduire à une formule.
Les cinéastes ressemblent à leurs films; et c’est encore plus vrai dans le cas d’Emporte-moi, pour lequel la réalisatrice assume, pour la première fois aussi ouvertement, le caractère autobiographique de ce film sur les treize ans d’une jeune fille vibrante, secrète et curieuse – avec le Québec dans le rôle de la Suisse. «J’ai vécu le même nombre d’années au Québec qu’en Europe, et mon regard sur mon enfance est teinté par ce que j’ai appris du Québec. Une création, c’est une rencontre entre ce que tu es et ce que tu as été. Plus j’avançais, et plus je trouvais que de tourner au Québec créait la bonne distance. En transposant cette enfance dans un autre lieu, avec des acteurs qui parlent autrement que ma famille, ça la rendait fictionnelle, et ça n’était plus moi, mais la vie de ces personnages-là. Ils avaient leur vie autonome.» Sans être une mise à nu, Emporte-moi est suffisamment confessionnel pour que la question de l’autocensure se pose. Il aura fallu près de 20 ans de cinéma pour que la cinéaste s’y frotte. «Je ne sais pas si je referais un film aussi proche de mon enfance, mais ç’aurait été impensable que ce soit mon premier film. J’avais trop de barrières. Aujourd’hui, je me sens à l’aise avec ce que je dis, et j’ai l’impression que mon propos dépasse de beaucoup mon histoire.» En effet, si elle y transpose la vie de sa famille, Léa Pool aborde des thèmes familiers (la judaïté, la quête de la mère, l’identité sexuelle), avec la figure du père plus présente, et les années 60 en toile de fond. «Il fallait que ça se passe à cette époque-là à cause du père, qui a vécu la Seconde Guerre mondiale, et qui en porte des séquelles. Bien sûr, ça coûte plus cher, mais je n’avais pas le choix, c’est une partie importante de mon identité d’avoir vécu avec ce père apatride, complètement déphasé, qui n’a pas trouvé son ancrage. C’est quelque chose que je porte d’une façon marquante. Sans ça, je passais à côté du film que je voulais faire.»

Quand Léa Pool parle de son dernier film, elle saute constamment d’un niveau à l’autre, souriant de ses lapsus lorsqu’elle dit «mon père» alors qu’elle parle du personnage. «Miki Manojlovic a beaucoup à voir avec mon père. Pour moi, c’est quelqu’un qui fait partie de ma famille. Il a un côté dur, intransigeant, un peu à côté de la plaque; et en même temps très charmeur, séducteur, drôle. Je voulais que ce père soit double, ambigu, qu’on l’aime ou qu’on le haïsse. Il ne fallait pas que ça penche trop d’un côté ou de l’autre.»

Centre de gravité
Ce qui frappe, dans Emporte-moi, c’est la fluidité des images, la simplicité avec laquelle la cinéaste raconte cette histoire où les sentiments sont toujours complexes. Par exemple, le son direct, contrairement au film précédent où tout fut postsynchronisé. C’est un apprentissage de longue haleine, un mouvement de balancier, où d’essais fructueux en erreurs constructives, la découverte de soi-même devient un acquis qui dépasse l’expérience. «Quand je fais quelque chose qui m’expose beaucoup, j’ai un réflexe de protection. J’ai un peu souffert du côté moins personnel de Mouvements du désir – que je ne renie pas, mais ce n’est pas dans cette veine-là que j’irai désormais. Pour apprendre et grandir dans ce qu’on fait, il faut aller voir où l’on est à l’aise, et où on l’est moins.» Consciente de son image de cinéaste formaliste, Léa Pool assume, tout en regardant vers l’avenir, prête à analyser, mais avec une répulsion naturelle pour les étiquettes. «Je simplifie, mais j’ai longtemps voulu prouver que j’étais capable de faire des images. Dans A corps perdu, il y avait la photo; dans Anne Trister, la peinture; dans La Demoiselle sauvage, cet immense barrage; dans Mouvements du désir, le train. Il y avait toujours un élément narratif ou visuel sur lequel je pouvais m’appuyer pour combler ma crainte du manque à dire. Alors que là, il n’y a pas d’effets particuliers, c’est un film très proche des acteurs, en gros plan. Je n’essaie plus de plaire par mes images. J’ai plongé sans me mettre de garde-fou, je me suis abandonnée. Il faut savoir laisser aller à un moment donné. Quand on veut trop contrôler, on est contrôlé.»

Cette légèreté grave est palpable dans Emporte-moi, en accord avec sa jeune héroïne qui passe du désespoir à l’allégresse en quelques heures. «Pour moi, le cinéma devient plus ludique. Il y aura toujours une certaine gravité, mais ce n’est plus toute ma vie. Ce n’est plus le centre. Avant, je mettais ma vie en jeu à chaque film, il y avait une volonté de performer, d’être à la hauteur, d’être aimée. Là, j’ai envie de raconter, j’ai envie d’avoir du plaisir à le faire.» Un plaisir de filmer qu’on trouvait déjà dans le superbe documentaire qu’elle a récemment consacré à Gabrielle Roy. «En documentaire, il y a une ouverture sur les êtres, une disponibilité, une générosité qui m’ont beaucoup apporté. Quand je suis revenue à la fiction, j’avais cet apprentissage d’être à l’écoute des autres, de m’intéresser à eux. J’ai beaucoup aimé cette liberté, et j’ai gardé cette sorte de légèreté.»

A l’écouter parler, on ne peut s’empêcher de lui demander s’il y a un lien entre cette sérénité nouvelle, ce film sur son enfance, et le fait d’avoir adopté, il y a trois ans, une petite fille. «De me jeter à l’eau et de le faire, oui, mais c’est un film que je portais depuis longtemps. Ce besoin d’être vue et reconnue par la mère est probablement le moteur de ma création, et je me suis dit qu’il fallait que j’aille au bout. Un film n’est pas une thérapie, mais j’avais l’impression que je pourrais mieux aimer, et être plus juste dans mon rapport avec ma fille, si j’en parlais. Et avec ma mère aussi. Le film leur est d’ailleurs dédié. C’est sûr qu’il y a un désir de passer quelque chose d’une génération à l’autre.»

Cartes d’identité
Cinéaste préoccupée par les questions d’identité, Léa Pool est en adéquation avec un bout de pays qui se cherche. Un pays qu’elle a choisi voilà 25 ans, et dont elle revendique pleinement les contradictions. «Je suis une cinéaste québécoise, pour moi, c’est clair: j’ai fait tous mes films ici, par choix. Quand je suis arrivée, en 75, c’était stimulant, la recherche d’identité du Québec, ca donnait un sens à mes propres questions. Je peux pas dire que ça me séduise autant aujourd’hui, il y a une sorte de lassitude et de répétition des messages. Trop de volonté et pas assez de laisser-aller. On veut tellement que c’est peut-être pour ça que ça ne se passe pas.»
Film d’ouverture des 17es Rendez-vous du cinéma québécois, Emporte-moi lance une rétrospective annuelle particulièrement riche, où, du Violon rouge aux Boys, en passant par Le Cour au poing et 2 Secondes, le cinéma québécois se diversifie, et le milieu s’emballe. Une euphorie qui laisse la cinéaste un peu perplexe. «Je questionne les Jutra, par exemple. Cette année a été productive. C’est parfait, mais on eu des années ben plattes. Qu’est-ce qu’on va faire ces années-là: on va le donner au moins mauvais? Je ne pense pas que le cinéma québécois va plus exister, et que les gens vont plus aller en salles, parce qu’on se donne des prix. Là aussi, il y a une telle volonté d’exister et d’avoir une place que je me demande si ce n’est pas pire. C’est l’ouverture sur l’autre qui fait que t’as une identité. C’est pas de dire: "J’ai une identité." On se définit en se confrontant à l’extérieur, en allant voir comment nos films sont perçus à l’étranger, et en se nourrissant de ce qui se fait ailleurs. Moi, je voudrais exister face à d’autres cinématographies, en tant que cinéaste québécoise, et sur une ouvre que je construis à long terme.»

«Ici, l’échec, c’est rough.» Léa Pool sait de quoi elle parle, alors que Mouvements du désir fut, il y a six ans déjà, fraîchement accueilli par la critique et le public. «Au Québec, il faut être bon ici et maintenant, et il y a peu de valorisation de la durée. Si on ne tenait compte que du box-office, personne ne tournerait: tous mes films réunis n’ont pas fait les recettes des Boys! Au départ, je n’ai pas eu d’argent de Téléfilm pour Emporte-moi. Avec les institutions, on a tous nos phases de purgatoire, mais tous les artistes, même les plus grands, ont eu des périodes creuses. Ça fait partie du travail. Il faut risquer pour avancer. Ça veut dire, aller dans des chemins moins familiers, pour pouvoir dire: "J’y retournerai pas." Si, un jour, je veux faire une comédie, ils ne me donneront jamais d’argent!»
Mine de rien, la moitié des films de Léa Pool se sont retrouvés en compétition dans des festivals majeurs: A corps perdu à Venise, et, treize ans après Anne Trister, Emporte-moi, pour lequel la cinéaste retournera à Berlin. Ces reconnaissances officielles mettent-elles un baume sur le trac incontournable qui accompagne la sortie d’un film? «Ça fait du bien, mais je suis toujours inquiète de savoir comment les gens vont réagir au film. Et puis mon avenir de cinéaste dépend un peu de ça. Il suffit qu’un film soit mal reçu pour que le financement du prochain soit extrêmement difficile. Le fait d’aller à Berlin (et si la critique est bonne), c’est déjà une carte de visite pour le prochain film. Téléfilm ne pourra pas dire non. Même s’ils n’aiment pas mon cinéma, ils ne peuvent pas le nier. Ils ne peuvent plus faire comme si je n’existais pas!»

Dès le 12 février

Emporte-moi

Adolescente solitaire, mais curieuse, Hanna (Karine Vanasse) a 13 ans, et vit, dans le Mile-End, avec son frère de 16 ans (Alexandre Mérineau); son père (Miki Manojlovic), homme tourmenté, juif apatride, et écrivain dans la dèche; et sa mère (Pascale Bussières), jeune femme surmenée qui fait vivre sa famille. Emporte-moi raconte cette année charnière, en 1963, où la jeune fille découvrira le cinéma à travers Vivre sa vie, de Godard; où elle sera intriguée par une de ses maîtresses (Nancy Huston), sosie d’Anna Karina; où elle aura une amitié sensuelle avec une copine (Charlotte Christeler); et où les questions les plus brûlantes exploseront dans sa tête.

Chronique intérieure plus que radioscopie d’une époque, Emporte-moi est le film le plus accessible, le plus vivant, le plus généreux de Léa Pool. En s’attachant au destin de cette adolescente qui, comme toutes les autres, passe d’un extrême à l’autre, la cinéaste délaisse un peu le formalisme qui marquait ses films précédents pour épouser au plus près la vie de ses personnages.

La recherche d’identité, les rapports contradictoires avec la famille, la bataille – constante, nourrissante, épuisante – entre vie intérieure et vie tout court, le passé qui pèse et nourrit tout à la fois: Emporte-moi est bien un film de Léa Pool. Mais, pour la première fois, la réalisatrice de La Femme de l’hôtel est chef d’orchestre plus que soliste. Porté par Karine Vanasse, superbement secondée par Bussières et Manojlovic, Emporte-moi n’est pourtant pas un film d’acteurs. En fait, aucun aspect du film (des images de Jeanne Lapoirie, directrice-photo de Téchiné, au montage de Michel Arcand, en passant par les décors de Serge Bureau et les costumes de Michèle Hamel) ne prend le devant de la scène, sinon les personnages. Chaque composante est au service de l’ensemble, sans qu’on sente une cinéaste qui veut s’imposer ou prouver quelque chose. Film grave et tendre dans le propos, léger et assuré dans la forme, Emporte-moi est un film de maturité pour une réalisatrice en constante évolution.