Le Grand Serpent du monde : La vie est ailleurs
Cinéma

Le Grand Serpent du monde : La vie est ailleurs

C’est très joli un autobus éclairé qui roule dans la nuit noire: on dirait un gros ver luisant. Dans son ventre, il promène quelques noctambules étonnants. Il y a le chauffeur, Tom Paradise (Murray Head), un fou de Jack Kerouac qui veut retourner au Mexique; un passager qui sort d’asile, et qui s’appelle Monsieur (Gabriel Arcand); une dame qui adore les chiens; et un garçon qui s’arrête devant le cimetière. Le chauffeur mène son monde à travers un Montréal désert et impersonnel. Tous et chacun monte à bord de l’autobus pour trouver un peu d’humanité auprés du gentil chauffeur: sa sour nerveuse (June Wallack), son ami déprimé (Jean-Pierre Bergeron), et puis Anaïs (Zoé Latraverse), une inconnue qui adore aussi Kerouac et l’aventure. Elle aime de plus en plus ce chauffeur, et en parle tous les soirs à Carmen (Louise Portal), confidente et barmaid distinguée.
Le film s’appelle Le Grand Serpent du monde, il est signé Yves Dion, et la phrase d’accroche le présente comme un «road movie urbain». Cela semble incompatible, mais c’est relativement juste. On ne quitte jamais la ville, sauf le temps de quelques rêveries au dessus du Grand Canyon, mais on n’arrête jamais de bouger. De Montréal, on ne voit qu’un décor vidé, sombre et taché d’ampoules. Ce qui permet de très belles images, dont ce bus fantôme transportant quelques rêveurs, et de longs plans de paysages arrosés d’un saxophone triste. Il faut donc se laisser aller à cette errance jazzée, portée par ce chauffeur-guide qui ne veut que rouler vers un ailleurs meilleur, si possible sans vieillir…

Difficile de s’attacher à ces caractères sortis d’un monde romanesque, et qui parlent avec la prose parfois irréelle de Monique Proulx, scénariste du film. On dirait des échappés d’un texte de Harold Pinter, qui passent à travers le film sans qu’on s’y accroche. Ils sont pourtant attachants (surtout Arcand), mais, dans cet univers parallèle, ils sont les héros d’une fable, celle d’un monde déshumanisé où il est difficile, voire impossible, de s’aimer et de se connaître. Le bus est un lieu hors du temps, où ils se croisent. Par des phrases énigmatiques, souvent belles, mais qui veulent toutes avoir une portée universelle, ils s’évadent de cette société et de ses règles: l’esprit est poétique, sérieusement «granolisant», et passablement ennuyeux. On se dit, comme Anaïs, qu’il faut être jeune pour aimer Kerouac ou alors très nostalgique pour livrer une fable aussi charmante, candide et désuète.

La nostalgie pure et dure est forcément teintée d’amertume, et il est difficile de jouer la surprise: on a les nuages qui défilent; le père (Jacques Languirand), évidemment statique, une véritable image de mort; et le chauffeur qui, en digne rescapé des années 70, rejette toute idée d’un jugement de valeur derrière un visage ouvert, mais qui se fait rattraper par ces dites valeurs en fin de parcours. L’interprétation délicate et la mise en scène soignée ne peuvent ôter l’impression que ce film peut se passer de nous. Chacun dans sa bulle, chacun avec ses troubles: les pièces rassemblées ne forment pas forcément un puzzle. Et on reste froid devant cette errance plusieurs fois solitaire.

Dès le 19 février