Éric Rohmer-Conte d’automne : La carte du tendre
Avec Conte d’automne, ÉRIC ROHMER signe un film juvénile et tendre, une comédie sereine et épanouie. Rencontre avec un des géants du cinéma français, cinéaste secret, mais d’autant plus loquace qu’il ne donne presque jamais d’entrevues. Exception.
Rencontrer Éric Rohmer, c’est d’abord être étonné. Première surprise: son débit, qu’on imagine pareil à celui des personnages de ses films, et qui défile à une allure folle, les mots se télescopant, pris de vitesse par une pensée trop rapide. Pas étonnant qu’on soit surpris: Jean-Marie Maurice Schérer (pseudonyme qu’il prit pour que sa famille ne sache pas qu’il faisait du cinéma!) cultive le secret depuis plusieurs décennies. On ne connaît qu’une dizaine de photos de lui, presque toutes légèrement floues. Une volonté de la part d’un cinéaste qui distille les entrevues au compte-gouttes, et répugne à se montrer. «Je ne pense pas que me montrer puisse augmenter mon public, avec lequel j’ai une très bonne relation. C’est l’ouvre qui compte et, de tous les cinéastes, je suis peut-être celui dont l’ouvre a la vie autonome la plus grande», écrivait-il au magazine Les Inrockuptibles, expliquant son refus de poser pour leur page couverture.
Deuxième surprise: son âge. À 80 ans, Rohmer a la verdeur d’un quadragénaire, et monte à pied les cinq étages qui mènent à son bureau du 16e arrondissement, au cour de Paris. On réalise alors qu’il tourné Ma nuit chez Maud, le film qui l’a fait connaître, à 49 ans. «Quand j’ai fait mon premier film, je ne savais pas si j’allais en faire d’autres, se souvient-il, les mains jointes et le regard alerte. Ma carrière n’a pas été celle des autres, qui ont eu un succès plus vif dès le début. Moi, je me suis senti à la fois plus satisfait et plus aimé au fur et à mesure que j’avançais. Là-dessus, j’ai vraiment été comblé.»
Dans Conte d’automne, Magali (Béatrice Romand) et Isabelle (Marie Rivière) sont amies depuis toujours. À l’insu de la première, la seconde passe une petite annonce afin de lui trouver un mari. Isabelle «auditionne» le prétendant (Alain Libolt), qui s’attache à elle, alors que Magali le rencontre par hasard. Parallèlement, la blonde du fils de Magali (Alexia Portal) lui présente un de ses profs (Didier Sandre) avec qui elle a eu une liaison. Entre les faux hasards et les vraies rencontres, Magali trouvera-t-elle le bonheur? Rien de nouveau sur la planète Rohmer: machinations sentimentales, chassés-croisés amoureux et hésitations du cour tissent la toile de fond de cette comédie tendre et sereine. «Ce que j’ai pu constater, c’est que, pour mes films, il y a moins d’entrées que pour d’autres; mais, à la sortie, il y a plus de gens contents. Et ça, c’est important. De sorte que j’ai un noyau fidèle, et c’est très important de pouvoir compter sur une constante de fidélité. Avec mes films, on sait où je vais, il n’y a pas de surprises, et c’est très bien.»
À une époque où les frontières sont floues, les positions, tièdes, et les allégeances, changeantes, une division persiste: celle qui sépare ceux qui aiment les films de Rohmer de ceux qui ne les aiment pas. Les premiers ne jurent que par Pauline à la plage et Le Rayon vert, que les seconds haïssent, et qui leur concèdent Les Nuits de la pleine lune. Conte d’automne risque de séduire les uns et les autres, parce que le cinéaste est parvenu à un degré de précision et de légèreté extrêmes. Un détachement qui est l’apanage des vieux maîtres, lorsqu’ils n’ont plus rien à prouver ou à démontrer. Il faut voir avec quel doigté, quelle limpidité, quelle maestria Rohmer entrelace ses intrigues, sans autre but que le plaisir de raconter. Conte d’automne est un enchantement parfaitement contrôlé, une construction mathématique qui a la grâce d’une fugue de Bach. Son charme vient aussi de ces personnages dans la quarantaine se débattant dans des situations plus souvent associées à la jeunesse. Ce décalage d’âge baigne le film d’une ironie réjouissante, et d’une douce nostalgie, amplifiées par les retrouvailles avec Béatrice Romand (Le Genou de Claire, Le Beau Mariage), et Marie Rivière (La Femme de l’aviateur, Le Rayon vert), savoureuses et touchantes.
Imprimant sa marque aux comédiens avec qui il travaille (au point qu’ils sont parfois prisonniers de cette image), Éric Rohmer n’a pourtant aucun principe de direction d’acteurs. «Pour moi, ce travail, qui souvent n’est pas ressenti comme un travail, se fait facilement, et je serais incapable de dire en quoi il consiste, sinon que je laisse à l’acteur une grande autonomie, tout en n’aimant pas ce qu’on appelle les numéros d’acteurs. Mais je n’ai pas de craintes à ce sujet, car mes films ne s’y prêtent pas. Ça vient du texte: il y a des textes pour lesquels le metteur en scène a besoin d’intervenir, et de dicter à l’acteur une certaine façon de faire, tandis que j’ai l’impression que, dans mes textes, la façon de les jouer est inscrite. Quand un acteur dit mon texte, il le dit de la façon dont moi-même je pensais qu’il le dirait. Ça vient peut-être du fait que, très souvent, lorsque j’écris, j’ai déjà choisi l’acteur, et que j’ai sa voix dans la tête.»
Pays sages
Pauline à la plage, c’est d’abord une lumière particulière au bord de mer; L’Amie de mon amie, une cité pimpante de la banlieue parisienne; L’Arbre, le Maire et la Médiathèque, la campagne vendéenne. Conte d’automne, ce sont les vignes rougeoyantes de la vallée du Rhône, l’entrelacs des routes de province, et les collines qui délimitent l’espace. Si le visage des comédiens est le premier paysage à filmer, ceux de la nature sont essentiels à l’univers rohmérien. La géométrie narrative passe d’abord par la géographie pour celui qui a publié une thèse de doctorat intitulée L’Organisation de l’espace dans le Faust de Murnau. C’est aussi une façon d’exercer un changement dans la continuité, cher au réalisateur des séries Six contes moraux, Comédies et proverbes et Contes des quatre saisons. «Mes films se passent dans des milieux de classe moyenne, en général assez intellectuelle. Alors, je varie par le matériel humain et géographique. Plus que la variété sociale, ce qui, au cinéma, est très important (et là, c’est mon domaine), c’est la variété géographique. Le paysage – qui est un environnement à la fois physique, psychologique et moral – joue donc un très grand rôle dans l’action même. Dans mes films, ce qui s’impose, ce sont les visages des comédiens, et, pour moi, ils sont profondément liés au paysage.»
Hormis cette empreinte marquée des lieux, les films de Rohmer se distinguent, entre autres, par l’absence de trame sonore. Une prise de position qu’on ne retrouve guère que dans les films de Buñuel et de Bresson. «Je refuse de coller une musique à mes films, soutient le cinéaste. Je trouve que c’est une facilité, et que la musique propre au cinéma – dans l’image ou dans les effets sonores – est masquée par la musique d’accompagnement. Par exemple, dans Conte d’automne, quand nous sommes dans les vignobles, et qu’il y a le vent dans les arbres, des chants d’oiseaux, un avion qui passe, eh bien, on respire; et j’aime qu’on respire cet air-là. La musicalité de l’image et la musique des sons sont, pour moi, plus importantes, et ne doivent pas être masquées par une trame sonore.»
Critique de cinéma pendant plus de quinze ans, et rédacteur en chef des Cahiers du cinéma de 1957 à 1963, Éric Rohmer est de cette première génération qui arriva à la réalisation par la cinéphilie. Un parcours que l’aîné des cinéastes de la Nouvelle Vague remet en perspective. «D’avoir appris à réfléchir et à parler sur le cinéma n’apporte rien pour faire des films, mais il ne faut pas mépriser les critiques. Dans toutes les critiques, même les plus mauvaises, il y a quelque chose d’intéressant et de juste. Donc, je les lis sans déplaisir, même mauvaises. En plus, en France, elles me sont plutôt favorables. Il n’y a que certains magazines grand public qui sont négatifs. Ça ne me gêne pas parce que je n’aimerai pas que mes films aient un trop grand public. Je pense que si ces journaux n’aiment pas ce que je fais, c’est qu’ils pensent à leur public, qui aime les films à grand spectacle, les films d’action, avec des vedettes. Alors, je ne voudrais pas qu’ils amènent à mes films des gens qui seront déçus.»
Signant, depuis près de 40 ans, une des ouvres les plus singulières et les plus cohérentes du cinéma mondial, Rohmer est conscient de sa place, mais fait preuve d’une humilité étonnante chez un tel géant. «Quand nous étions aux Cahiers, nous admirions Renoir, Lang, Ford, Hawks, Rossellini, etc. Maintenant que nous sommes arrivés à peu près à l’âge qu’ils avaient alors – enfin, Rivette, Chabrol, Godard et moi; hélas Truffaut est mort… – , avons-nous fait des progrès? Je ne sais pas. On n’est peut-être pas dans la même situation, parce qu’ils ont connu des états du cinéma complètement différents, du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur. Mais pour moi, entre La Collectionneuse et Conte d’automne, c’est à peu près le même cinéma…»
Dès le 12 mars
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