Juliette Binoche : Y a d’la joie
Quatorze ans après Rendez-vous, Juliette Binoche retrouve André Téchiné pour Alice et Martin, avec un rôle sur mesure pour une comédienne qui, de film en film, peaufine son art. Rencontre au bout du monde avec une actrice rigoureuse, qui séduit sans chercher à plaire. Une femme vivante et joyeuse, qui, de toute évidence, est faite pour le bonheur.
Franc, sonore, entier, subit, presque brusque: le rire de Juliette Binoche n’a rien d’enfantin, et pourtant, pareil à celui des enfants, il éclate comme une grosse bulle de joie, pour lui-même, sans vouloir épater la galerie. Ce ne sont pas les vocalises d’une actrice qui donne sa bonne humeur en spectacle, ni la soupape d’une intelligence en ébullition: c’est la gaieté soudaine d’une femme qui aime la vie.
On l’entend rarement à l’écran, mais, quand ça arrive, il est aussi communicatif que l’intensité dramatique à laquelle l’interprète de Bleu est plus souvent associée. Dans la vie, entendre Juliette Binoche rire, c’est du bonheur gratuit. Quand, dans la suite d’un hôtel beige d’une bourgade grise de l’île du Cap-Breton, éclate ce son joyeux, on se surprend à penser que le soleil vient de rentrer dans la pièce. Cliché, peut-être, mais ô combien approprié…
À la forteresse de Louisbourg, non loin de Sidney, bourgade de Nouvelle-Écosse où se déroule l’entrevue, Juliette Binoche tourne La Veuve de Saint-Pierre, coproduction franco-québécoise de Patrice Leconte, dans laquelle elle incarne, aux côtés d’Émir Kusturica (le réalisateur du Temps des gitans, dont c’est le premier rôle) et de Daniel Auteuil, une femme du 19e siècle qui s’occupe d’un condamné à mort de Saint-Pierre-et-Miquelon qui, attendant la guillotine envoyée de France qui l’exécutera, séduira tout un village. Un personnage apparemment à l’opposé de celui qu’elle tient dans Alice et Martin. Apparemment, car celle qui a gagné un Oscar pour son rôle d’infirmière dans Le Patient anglais incarne aussi, dans le film d’André Téchiné, une femme qui change, suite à la rencontre d’un homme banni, exilé ou paria. Une constante chez cette actrice en évolution. «J’ai eu envie de tourner Alice et Martin, à cause d’André, bien sûr, et de notre passé ensemble; mais aussi parce que j’aime les personnages qui ont une évolution. J’aime bien qu’entre le début et la fin du film, il y ait comme un voyage, et que ça laisse les portes ouvertes pour continuer. C’est un lien important avec le public, et ce qui se passe dans la tête du spectateur.»
Pas heureuse, sans être malheureuse, Alice (Binoche) est une violoniste à la petite semaine qui vit à Paris avec Benjamin (Mathieu Amalric), ami intime, acteur gai rêvant de faire carrière, et dont le demi-frère, Martin (Alexis Loret), débarque de Cahors sans prévenir, après la mort violente de leur père. Rapidement devenu mannequin en vogue, Martin s’éprend violemment d’Alice, qui cédera finalement à ses avances. Ils partiront au bout de l’Espagne, où elle découvrira le terrible secret de l’homme qu’elle aime, et dont elle porte l’enfant. Alice la prudente prendra son destin en main, et fera tout pour l’assumer jusqu’au bout. «Au départ, c’est quelqu’un qui a trouvé une sorte d’équilibre entre la musique, les petits boulots, et une vie affective fragile, mais dans laquelle elle se retrouve, et qui lui permet de ne pas trop sentir l’extérieur. C’est une fille qui se protège, et qui a besoin de cette carapace. Jusqu’aù jour où elle rencontre ce garçon. D’abord, c’est le mur: elle est troublée d’autant d’amour, et c’est ça qui la ferme. Et puis, elle se décide à sauter, et, là, elle se révèle à elle-même. Je ne pense pas qu’elle savait qu’elle avait autant d’amour et de générosité en elle.»
Vibrant comme tous les films de Téchiné, Alice et Martin n’est pas un des meilleurs crus du réalisateur des Roseaux sauvages. Si l’on y retrouve les fulgurances, les ruptures de ton, et l’amour des comédiens qui marquent tous ses films, Alice et Martin est pourtant un Téchiné mineur. La complexité de la structure, le rythme alternant accélérations et plages plus calmes, la retenue du lyrisme et les emballements de l’intrigue: les éléments se croisent sans vraiment se mêler, et donnent un film captivant, mais inégal. Une fois de plus, Binoche habite l’écran d’une rare présence. De film en film, elle existe plus qu’elle ne joue. Donnant sa partition avec précision, engagée et entière, mais avec l’ouverture nécessaire pour que chacun s’y investisse, elle incarne le paradoxe même de l’acteur, ce drôle d’animal qui doit prêter vie à un être humain sans le réduire aux dimensions de son propre corps, qui doit cerner le mystère d’un personnage sans jamais l’expliquer totalement.
Découverte dans Rendez-vous, il y a quatorze ans, Binoche passe ici le relais, en quelque sorte, à Alexis Loret, pour qui c’est le premier rôle. Un jeu de miroirs dont la comédienne était consciente, mais sans plus. «La position d’Alexis était différente de la mienne dans Rendez-vous, parce que, moi, je voulais être actrice. C’était un besoin. Pour Alexis, c’est plus inconscient. Ça lui est arrivé un peu par hasard, et il a découvert au fur et à mesure du tournage ce que c’était jouer. Mais, de toute facon, sur un tournage, il y a toujours un côté vierge. On ne sait pas comment va être l’autre. On s’attend à tout et à rien parce qu’il faut voir comment les choses arrivent. Et puis, je trouvais qu’il se débrouillait bien, qu’il avait un instinct fin et rapide.»
Le grand chemin
Quatorze ans plus tard, Juliette Binoche retrouve donc le cinéaste qui l’a mise au monde. Quatorze ans pendant lesquels elle a suivi un parcours sans faute – ou presque. En effet, qui se souvient d’Un divan à New York ou de Wuthering Heights? Dommage pour nous qu’Au-delà de la mer Égée, d’Elia Kazan, n’ait jamais vu le jour; que Jane Campion lui ait préféré Holly Hunter pour The Piano; qu’elle ait dû renoncer à Schindler’s List parce que enceinte; qu’elle ait été renvoyée (!) par Claude Berri du plateau de Lucie Aubrac – et tant mieux si elle a choisi Bleu plutôt que Jurassic Park! Mais ce qui compte, c’est que, de Rendez-vous au Patient anglais, en passant par Mauvais Sang, L’Insoutenable Légèreté de lêtre, Les Amants du Pont-Neuf, Fatale, Bleu, et Le Hussard sur le toit, Juliette Binoche ait su choisir des rôles marquants dans des films importants. Prochaine étape: George Sand dans Les Enfants du siècle, de Diane Kurys.
Conversation à bâtons rompus avec une actrice de tout juste 35 ans (depuis le 9 mars), qui parle merveilleusement bien de son métier, de ses contradictions, et de l’importance du doute et du travail.
Retrouver Téchiné, était-ce une façon, pour vous, de mesurer le chemin parcouru?
Dans un sens, oui; mais, pour moi, le temps existe peu. Quand on tourne, on est avec l’autre, et c’est la connexion à ce moment-là qui existe. J’ai eu l’impression de retrouver André comme je l’avais laissé, avec autant de doutes, mais aussi une grande certitude. C’est sûr qu’il y avait une confiance de sa part, même si, la première semaine, il avait un peu peur de savoir si j’avais changé ou pas, comment je réagissais maintenant; mais, une fois qu’il a vu que j’étais la même, que j’étais à l’écoute, et que tout était possible, il y a eu une grande confiance. Il ne m’a pratiquement pas dirigée, d’ailleurs. Il m’a laissée vivre.
Beaucoup de cinéastes affirment que la direction d’acteur, ça n’existe pas, qu’il s’agit surtout de ne pas se tromper dans le choix des comédiens. Qu’en pensez-vous?
Bien sûr que ça existe, la direction d’acteur… Les premiers jours de tournage, on se jauge un peu. On essaie de voir vers quoi on tend; mais, au bout d’un moment, il y a un lien naturel qui se fait entre le personnage, soi-même et le metteur en scène. Il faut trouver l’esprit dans lequel le réalisateur a envie que le personnage vive. Pour Le Patient anglais, par exemple, Anthony Minghella me dirigeait «l’âme» plus qu’il ne dirigeait l’actrice… Au tournage, ce qui compte, c’est l’énergie qui se dégage de soi. Il faut savoir si le personnage est quelqu’un de fermé, ou qui, à chaque moment, est étonné. Est-ce qu’elle se transforme? Comment elle résiste à la transformation? Comment elle s’ouvre à l’émotion, comment elle y résiste? Le travail de l’acteur et du metteur en scène, c’est de répondre à toutes ces questions et, quand on tourne, tout est possible.
Depuis Bleu, on sent, dans votre jeu, une détente, un abandon plus marqué qu’avant…
Oui, et c’est encore plus vrai depuis Le Patient anglais, parce que ce qu’Anthony me demandait, c’était essentiellement de laisser vivre les choses en moi. Ce qui était très difficile, d’abord parce qu’il y avait l’anglais, et surtout parce qu’il fallait recréer toute une vie, dans ce monastère. C’est une fille qui se reconstruit petit à petit. Elle n’a rien au début du film, et rien à la fin; mais, entre-temps, elle s’est reconstruite intérieurement, et elle peut partir en ayant tout lâché, mais avec une étincelle dans les yeux. En tant qu’acteur, on est comme un réceptacle, on doit faire passer l’histoire et le personnage à travers soi. Et, à 18 ans, j’avais un côté très volontaire, qui faisait que les énergies ne passaient pas si bien que ça. Je n’arrivais pas à lâcher prise. C’est un de mes profs de théâtre qui a cassé cette protection, ce côté volontariste, qui fait qu’on est moins en communication avec soi-même et les autres.
Est-ce qu’il y a un décalage entre le regard que l’on porte sur votre travail, et le vôtre?
Je vois rarement mes films. Je les vois seulement une fois, quand ils sont finis, histoire de voir si ça se tient du début jusqu’à la fin. Mais jamais plus, peut-être par pudeur, ou bien parce que j’ai une autre vision du film. Je sais ce que j’ai ressenti, par quelle étape je suis passée. Donc, de le voir de l’extérieur, ça peut me gêner, parce que c’est pas ce que j’ai vécu. C’est peut-être pour ça que j’aime pas trop me regarder. Et puis, je suis assez exigeante et critique avec mon travail, donc j’ai un contentement très succinct. De toute façon, quand on me monte aux nues, je redescends vite. Peut-être parce que j’aime bien vivre avec des doutes. C’est une nécessité. Même s’il y a la certitude, au fond, de faire le métier que j’ai vraiment envie de faire, d’avoir choisi les films que j’ai vraiment eu envie de tourner, et d’avoir trouvé mon chemin, il y a énormément de doutes en moi, quant à la finalité de ce que je fais…
Qui se traduit de quelle facon?
Par exemple, pour Le Patient anglais, j’ai tremblé tous les jours, le premier mois de tournage. J’étais beaucoup plus fragile que j’en ai l’air. Et après, il y a eu une sorte de liberté, que j’ai trouvée grâce à Anthony… C’est important de se mettre en danger dans ce métier. Même s’il y a une reconnaissance de ses pairs – et, dans un métier public, c’est important d’être reconnu publiquement – , pour moi, jamais rien n’est acquis. Par exemple, pour Alice et Martin, je n’ai pas été nominée aux César. Et, pour moi, c’est important de ne pas l’avoir été. Depuis Rendez-vous, j’ai toujours été en nomination, pour les films français que j’ai faits. C’est une remise en question qui est nécessaire, sinon on n’avance jamais.
Alors, quelle place tiennent les nombreux prix d’interprétation que vous avez eus?
Évidemment, ça rend heureuse, un Oscar ou un César; mais la vraie joie est ailleurs. Je sais où est le vrai travail, où sont les vraies récompenses. Pour Le Patient anglais, par exemple, puisque j’ai eu pas mal de prix pour ce rôle-là, c’était ce travail de collaboration avec Anthony, et l’envie de retravailler ensemble. La vraie récompense, elle est aussi dans le fait que quelqu’un a ressenti quelque chose du film, qu’il peut le dire et le partager. Tout à coup, tout ça prend un sens.
Dès le 12 mars
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