Le sens de l'histoire
Cinéma

Le sens de l’histoire

On espérait beaucoup de Quand je serai parti… vous vivrez encore, le film de Michel Brault sur les événements qui ont suivi la révolte des Patriotes de 1837. On en attendait beaucoup, car Michel Brault est un de nos plus grands cinéastes, qu’il a signé – avec Les Ordres – au moins un authentique chef-d’ouvre, et qu’il s’attaquait ici à une autre page d’Histoire importante (et généralement méconnue)…

C’est donc avec regret qu’il nous faut admettre avoir été déçu par ce film important – sans doute l’un des plus attendus de l’histoire de notre cinéma. Une déception d’autant plus dure à avouer que Michel Brault (rencontré dans ses bureaux de la rue de Lorimier, à deux pas de l’endroit où furent pendus les Patriotes) est un homme chaleureux et attachant, qui se disait – au lendemain de la première de son film – heureux, mais vidé par l’accouchement d’un projet qu’il traîne depuis une vingtaine d’années.

«En fait, explique Brault, je ne me souviens même plus du moment précis où j’ai eu envie de faire ce film. Mais ça remonte sans doute à l’époque où j’ai réalisé le grand vide historique qui entourait les événements de 1838. C’est une période dont on ne parlait pas, peut-être parce que c’est une défaite et qu’on essayait de la cacher. On dirait que les gens ne se sont pas expliqués, dans aucun document. Et là, je suis tombé par hasard sur le journal de François-Xavier Prieur, un Patriote dont le parcours me semblait représentatif et intéressant.»

Partant de ce journal, mais aussi de plusieurs autres, ainsi que de nombreux documents d’époque déterrés par Andrée Thibault, et Martine D’Anjou, le cinéaste a construit pas à pas le parcours fictif de François-Xavier Bouchard (Francis Reddy), un Patriote qui revient chez lui après un bref exil aux États-Unis, et qui se joint à un groupe secret (les Frères Chasseurs) pour tenter de délivrer son pays de l’autorité monarchiste. Une tentative maladroite, entraînant un échec lamentable, qui mènera Bouchard, et plusieurs des compagnons de De Lorimier (David Boutin), à une prison où il sera jugé à leurs côtés et assistera à leur pendaison.

«C’est l’histoire d’une défaite, explique calmement Michel Brault, mais aussi l’histoire d’une survivance. Je suis toujours fasciné par le fait que le peuple français d’Amérique du Nord soit arrivé à survivre, envers et contre tout. Malgré les tentatives d’assimilation, malgré les pendaisons… Mais je suis aussi fasciné par le fait qu’on ne parle jamais de la défaite, au Québec; on parle toujours de la Conquête. On a adopté le mot du conquérant, ce qui me semble très révélateur. Or, je crois qu’il faut assumer la défaite, et qu’on se trompe énormément pour l’avenir si on ne le fait pas.»

Brault n’hésite d’ailleurs pas à dire que son film «cherche à briser les mythes qui entourent les événements de 37-38». De fait, les Patriotes y apparaissent comme des idéalistes naïfs et désorganisés, victimes du destin et des Anglais, mais aussi de quelques traîtres et de leur propre maladresse; le personnage principal – un rebelle qui se révolte presque malgré lui, court d’échec en échec et échappe à la potence par hasard – n’est pas un protagoniste dynamique, propre à susciter un appel aux armes; et le film semble faire l’éloge d’un peuple dont la survie doit finalement plus à l’obstination qu’au courage, et plus à l’endurance qu’au combat.

L’énergie du désespoir
Cette lecture des événements de 1837-38 sera sans doute la partie la plus controversée du film, et si elle est probablement justifiable du point de vue historique (ce que seuls les spécialistes pourraient confirmer…), elle s’avère presque fatale du strict point de vue dramatique. Pourquoi? Tout simplement parce qu’elle confine rapidement le film à un seul et unique registre: celui de l’abattement, du désarroi et éventuellement du désespoir (un sentiment renforcé par le jeu monotone de Francis Reddy, qui fait de François-Xavier une figure larmoyante et effondrée, qui suscite plus la pitié que l’identification).
Comprenons-nous bien: il ne s’agit pas ici de reprocher à Brault d’avoir voulu faire l’autopsie d’une défaite (une démarche on ne peut plus louable et potentiellement fascinante). Il s’agit plutôt de regretter qu’il l’ait fait sur un ton si uniforme, et de manière aussi peu convaincante. La désorganisation des Patriotes est si évidente que l’issue de leur combat ne fait aucun doute; la passion qui les anime semble si naïve qu’elle ne parvient jamais à nous rejoindre; et le découragement du protagoniste est si profond et si permanent qu’il devient vite contagieux. Des objections que Brault repousse en parlant de sa «volonté de faire un film où le protagoniste ne serait pas le moteur de l’action, mais plutôt son témoin; un représentant du public qui incarne le point de vue du citoyen ordinaire».

Toujours est-il qu’après une première moitié hésitante, le film se ressaisit dans la seconde, au moment où le parcours de François-Xavier rejoint celui des Patriotes en prison, et où le scénario se rapproche – ironiquement – du projet de Pierre Falardeau, que Téléfilm rejeta en faveur de celui de Brault (qui affirme n’avoir toujours pas lu le projet de son confrère). Du film, on retiendra en particulier les échanges mordants impliquant les dirigeants anglais (James Bradford et Noel Burton); les scènes efficaces illustrant le procès sommaire des Patriotes, leurs derniers échanges et leur pendaison; et un épilogue qui fait habilement le pont entre le passé et le présent (et cède la place à une chanson-thème mémorable, composée par Martin Laliberté et interprétée par Claude Dubois, qui donne tardivement au film un peu de la fougue qui lui manque tant).
Doté d’un budget de quatre millions de dollars, et d’un horaire de tournage d’une quarantaine de jours (répartis également entre l’automne et l’hiver), Quand je serai parti… reste un film soigné, sensible et intelligent; tout – de la dizaine d’images de synthèse qui décuplent habilement ses soldats-figurants, à la photo élégante de Sylvain Brault – reflète la précision et le soin de sa mise en scène. Et plusieurs des acteurs (notamment, Pierre Lebeau, Micheline Lanctôt, Louise Portal et Rosalie Dumontier, une nouvelle venue remarquable dans le rôle de la future épouse du héros) composent des personnages mémorables dans le peu de temps qui leur est imparti. Mais l’essentiel du film (le parcours de François-Xavier Bouchard, tel que rendu par Francis Reddy) ne captive malheureusement pas, et le film reste trop souvent inerte, faute d’un cour capable de le faire battre.

Ce jugement sévère ne sera sans doute pas partagé par ceux qui embrasseront la vision de Brault et seront émus par son portrait (quelque peu résigné et fataliste) d’un peuple qui traverse stoïquement la défaite et l’humiliation. Le cinéaste (qui est maintenant âgé de 70 ans) se déclare quant à lui satisfait d’avoir réalisé le «dernier grand film» qu’il devait faire, et espère qu’il permettra aux spectateurs de se réconcilier avec les événements de 1837. «En m’embarquant dans ce film, explique-t-il, je me suis vite rendu compte que je m’engageais dans l’énoncé de la défaite, dans quelque chose de potentiellement déprimant. Mais je me suis dit qu’il fallait quand même en parler, car c’est dans la mesure où l’on se connaît, même si c’est pour aller jusqu’au bout de nos faiblesses, qu’on sera mieux équipé pour affronter l’avenir.»

Énoncé d’une défaite dressé dans l’espoir d’une victoire à venir, Quand je serai parti… vous vivrez encore provoquera sans doute bien des débats au sein du public. C’est déjà beaucoup pour un film qui a au moins le mérite d’examiner une page importante de notre Histoire; et qui force toujours le respect, même s’il soulève rarement l’enthousiasme. On peut toutefois regretter que ce beau livre d’images, soigné, mais un peu terne, nous laisse sur l’impression que le grand film sur les Patriotes reste encore à faire…

Dès le 12 mars
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