Eyes Wide Shut : L’oil rechargeable
du Film "Eyes Wide Shut" en RealAudio
La semaine qui a suivi le décès de Stanley Kubrick (à 70 ans, de causes naturelles, le 7 mars dernier) a vu repartir de plus belle les spéculations entourant le tournage top secret d’Eyes Wide Shut (Les Yeux grands fermés) – le film sur «la jalousie et l’obsession sexuelle» (la seule description officielle du projet), que le cinéaste venait de montrer aux dirigeants de la Warner, cinq jours plus tôt.
Ces spéculations avaient d’ailleurs accompagné les 15 mois de tournage que Tom Cruise et Nicole Kidman passèrent sur cette production de 75 millions de dollars, dont les moindres développements alimentèrent de nombreux sites Internet: du remplacement d’Harvey Keitel par le metteur en scène et acteur Sydney Pollack, à celui de Jennifer Jason Leigh par l’actrice suédoise Marie Richardson.
Au fil des mois, on finit tout de même par apprendre que le film racontait les aventures amoureuses et sexuelles d’un couple de psychiatres new-yorkais; que Kubrick avait fait reconstruire des rues de Greenwich Village en bordure de ses studios anglais; qu’il avait consulté des ex-toxicomanes sur la consommation d’héroïne et tourné plusieurs scènes dans un club de travestis; et qu’il avait contacté deux musiciens (Goldie et Jocelyn Pook) pour discuter de la musique de son film.
On a toutefois peu parlé du récit à la base même du film de Kubrick: un court roman intitulé Traumnovelle (connu en français sous les titres Rien qu’un rêve et La Nouvelle rêvée), écrit en 1924 par Arthur Schnitzler, l’auteur de La Ronde, à qui Freud écrivit un jour: «Je pense que je vous ai évité, par une sorte de crainte de rencontrer mon double.»
Ce roman admirable (réédité en format de poche, en 1991) entremêle brillamment les aventures (tantôt réelles, tantôt imaginaires) d’un couple de bourgeois viennois: Fridolin, un docteur qui fantasme sur les femmes masquées qu’il croise dans les bals, et Albertine, une épouse rangée, dont les rêves n’ont rien à envier aux fantasmes de son mari. L’histoire tourne autour de la plongée de Fridolin dans le demi-monde de Vienne, à l’occasion d’une orgie organisée par une société secrète dont il enfreint accidentellement les règles, et dont il se sauve grâce à l’intervention d’une mystérieuse femme masquée, mais nue, qui se sacrifie pour lui épargner un châtiment terrible. Une nuit d’enfer dont Fridolin ressort secoué mais indemne, avant de retourner à sa vie rangée, aux bras d’une Albertine rêveuse, qui, mystérieusement, semble avoir tout ce qui lui est arrivé…
Que nous réserve l’adaptation moderne que Kubrick et l’écrivain et scénariste Frederic Raphael ont tirée de ce roman (dont le cinéaste avait déjà annoncé le tournage en 1971)? Difficile à dire. Terry Semel, un des dirigeants de la Warner, se borne pour l’instant à confirmer que Kubrick avait bel et bien complété le montage de son film, et qu’il en avait même approuvé le premier extrait à être montré publiquement (à l’occasion de Showest, une foire professionnelle), extrait qui fut repris et censuré par toutes les télés du monde: un lent zoom-in sur les yeux d’une Nicole Kidman nue, qui ondule devant un miroir (au son de Baby Did a Bad, Bad Thing, de Chris Isaak), indifférente aux attentions d’un Tom Cruise (également nu, mais dont on ne voit que le torse) qui l’embrasse pourtant goulûment. À quoi rêve-t-elle? On le saura le 16 juillet. En attendant, Kubrick (où qu’il soit…) doit bien s’amuser de voir que ses premières images posthumes excitent déjà les censeurs, et que les cinéphiles du monde entier attendent Eyes Wide Shut «les yeux grands ouverts».