En 1943 s’éteignait, trop tôt, Hector de Saint-Denys Garneau. Dans un bref récit biographique, ANDRÉ BROCHU redonne la parole à ce grand poète fauché au seuil de la reconnaissance.
Ses vers ont fait entrer la poésie québécoise dans la modernité. Une poignée de textes, pourtant _ son ouvre tient dans moins de deux cents pages _, mais dont l’urgence et la liberté formelle allaient inspirer des générations d’écrivains. Avec Saint-Denys Garneau. Le Poète en sursis, André Brochu a tenté de voir avec les yeux du poète au cour fêlé.
Le plus souvent sur le mode du monologue intérieur, l’auteur brosse un portrait des plus intimistes. Il nous montre d’abord un jeune Saint-Denys d’une piété exacerbée, hanté par des tourments infinis pour peu qu’il succombe à la tentation de la chair: «Je suis sacrilège. Le désir me tient, jour et nuit, rien ne peut l’assouvir. C’est comme si j’étais entré dans un autre monde que celui où je suis né, un monde horrible et chaud où mes nerfs sont à nu, où je ne vis plus que par la volupté.» L’ambiguïté du rapport entre la chair et l’esprit traverse la vie du poète. Et Brochu la rend bien, quoique le délire religieux nous apparaisse par endroits exagérément amplifié.
L’un des passages les plus réussis du livre est celui où Brochu suppose les étapes de la composition du poème L’Aquarelle. Saint-Denys, peintre et poète, y élabore son texte comme un petit tableau, touche par touche. Il est en communion avec la nature, confiant de pouvoir fixer la fugacité du beau: «Pourquoi, installé devant cette parfaite manifestation de l’être, du bien, de l’harmonie naturelle et divine, pourquoi ma rêverie dérape-t-elle? Ai-je noué un pacte avec le dieu de nuit?»
Au fil des pages, paraît çà et là sa jeune cousine Anne Hébert, qui, en 1936, jouera dans une pièce de théâtre à ses côtés. Alors âgée de vingt ans, elle voue une grande admiration à son cousin, si habile en conversation. Il faut dire que ce dernier appartient à un groupe de jeunes intellectuels, rassemblés autour de la revue La Relève, qui allaient grandement contribuer à dire et définir le Canada français. André Laurendeau, parmi d’autres, fut l’un des grands amis du poète et l’un des plus éloquents représentants de cette jeunesse instruite et lucide. Ensemble, on parle politique, histoire, théâtre; on débat aussi de l’admission du vers libre comme rythme propre à la modernité poétique.
Le vers libre, notre poète l’a décidément adopté. Regards et jeux dans l’espace, dont ses propres parents assurent la publication, paraît en 1937. Saint-Denys, alors âgé de vingt-cinq ans, y donne libre cours à son art et grave quelques-unes des plus belles pages de notre poésie. Mais à l’époque, sensible aux critiques et insatisfait de son travail, qu’il considère n’être que supercherie puisque découpage volontaire de sa réalité, le poète retire lui-même les exemplaires des rayons des libraires.
Dès lors, Saint-Denys se réfugie dans le manoir de la famille maternelle, à Sainte-Catherine-de-Fossambault. Le biographe décrit bien la détresse qui l’habite, la conscience aiguë de sa précarité: «On aurait dit que son être le plus essentiel lui apparaissait disqualifié, condamné à plus ou moins brève échéance.» En effet, le cour de Saint-Denys Garneau allait bientôt se rompre, au terme d’une randonnée en canot. Il avait trente et un an.
Il fallait du courage pour s’introduire dans la peau de Saint-Denys Garneau, tenter de comprendre son rapport à la vie, à l’art et à la douleur. Comme lecteur, on doit moins se poser la question de la véracité que celle de la vraisemblance, ou de la pertinence. Et la pertinence, elle vient du fait qu’il est beaucoup question de l’ouvre, ici, et non seulement d’anecdotes pour lectorat friand de destinées tragiques.
Saint-Denys Garneau. Le Poète en sursis,
d’André Brochu
XYZ éditeur
1999, 208 pages