Secret Défense : Identification d’un spectateur
Malgré la présence de Sandrine Bonnaire et les partis pris formels habituels de JACQUES RIVETTE, Secret Défense reste une mise en application de certaines théories sur le cinéma. Il y manque une petite étincelle qui mettrait de la vie là-dedans…
Depuis près de 40 ans, Jacques Rivette, créateur original et cinéaste marginal, poursuit son chemin, creuse son sillon, très loin du cinéma-spectacle, se refusant à exploiter les notions de manipulation et d’identification du spectateur. Qu’il filme Juliet Berto et Dominique Labourier dans Céline et Julie vont en bateau, Emmanuelle Béart et Jane Birkin dans La Belle Noiseuse, ou Sandrine Bonnaire dans Jeanne la pucelle, ses films posent des questions directes sur le cinéma. Ce sont des puzzles où les ellipses sont abruptes, les plans-séquences, nombreux, et les effets de miroirs, multiples. Secret Défense ne fait pas exception dans cette ouvre de recherche sur la durée, à laquelle nous sommes invités à titre de spectateur, au sens littéral.
Jeune femme sérieuse, qui repousse les amants et habite sa solitude par son travail, Sylvie Moreau (Sandrine Bonnaire) fait de la recherche sur le cancer. Son jeune frère (Grégoire Colin) fait irruption dans son laboratoire et lui annonce qu’il a découvert que leur père, mort cinq ans auparavant en se jetant d’un train en marche, a été assassiné par son bras droit, Walser (Jerzy Radziwilowicz). Le jeune homme veut tuer le meurtrier, et, voyant qu’elle ne peut l’en dissuader, Sylvie Moreau va se charger de la vengeance. Arrivée au domaine familial, que Walser a racheté à la mort de son patron qu’il a remplacé, la jeune femme tue accidentellement la maîtresse de Walser, et devient complice de celui qu’elle était venue tuer. Ayant perdu tous ses repères, la chercheuse sage tentera d’éclairicir les circonstances de la mort de son père, et c’est de sa mère, Geneviève Moreau (Françoise Fabian), que viendront des réponses qui ne feront qu’épaissir le mystère. Avant que le destin ne vienne frapper à nouveau…
Les apparences mythologiques de l’intrigue, qui font de cette chercheuse une Électre des temps modernes, ne sont qu’anecdotiques. Secret Défense n’est pas un film sur la famille et ses nids de vipères oo sur la vérité et le mensonge. Rivette n’a pas de conclusions à tirer des péripéties de ses personnages, et aucune leçon à donner au spectateur qui, tout seul sur son siège, prend ce qu’il veut (ou ce qu’il peut) de ce film ovni. À commencer par Sandrine Bonnaire dont le visage, après plus de 25 films, reste un mystère aussi insondable et fascinant que dans Sans toit ni loi ou La Cérémonie. Lancée comme une balle de revolver – froide, compacte, inéluctable – sur la trajectoire de cette destinée fictive, la comédienne est littéralement habitée par son personnage (plus qu’elle n’habite le film). Au propre comme au figuré, Bonnaire a une des démarches les plus singulières du cinéma français, somnanbulique mais déterminée. Ici, elle est de tous les plans, tant le récit de Rivette la suit et épouse son point de vue. Seule la scène de rencontre entre Walser et Geneviève Moreau déroge à ce principe de base.
Si l’aspect mythologique est en réalité anodin, la forme, elle, constitue le fond de l’affaire. Ce fameux plan de 15 minutes où l’on voit Sylvie Moreau assise dans un train, alors qu’elle se dirige vers son destin, se justifie parfaitement d’un point de vue théorique. D’abord dans le parti pris qu’a Rivette de filmer, non pas le temps qui passe, mais des corps qui se déplacent tout en étant immobiles – c’est d’espace et de temps qu’il s’agit. Et aussi, du point de vue de l’histoire, alors que la jeune femme est à l’endroit même où son père est mort, et qu’elle prend une décision qui va bouleverser sa vie. Ça se défend sur un plan théorique; mais, en pratique, c’est autre chose. Un spectateur averti en vaut deux, et dans ce cas-ci tout particulièrement. Si la critique française a évoqué Hitchcock à propos de Secret Défense, il s’agit plus d’un jeu de l’esprit que d’une filiation directe. Malgré l’ouverture à la Psycho (avec un carton indiquant: Vendredi 9 mai, vers 22 heures) et les considérations sur l’innocence et la culpabilité, Secret Défense est un objet fait pour réfléchir à la nature même du cinéma.
Ce qui n’exclut pas des pointes d’humour noir, et même d’autoréférences comiques comme lorsque Sylvie Moreau demande: «Et comment va la petite Jeanne?» «Elle profite du bon air.» Quand on a filmé Bonnaire en Jeanne d’Arc, ce n’est pas une coïncidence…
Avec ses deux heures cinquante minutes, Secret Défense est d’une durée normale pour un film de Rivette, et n’égale pas les quatre heures de La Belle Noiseuse ou les cinq heures trente-six minutes de Jeanne la pucelle. Mais, malgré la présence de Bonnaire et l’apparent suspense de l’intrigue, Secret Défense est un film qui ne s’adresse qu’à ceux et celles qui s’intéressent à l’aspect théorique du septième art. Ça fait d’excellentes conversations autour d’une table, mais pour le plaisir de cinéma, il faudra repasser.
Si la vengeance est un plat qui se mange froid, les films de Rivette aussi.
Dès le 9 avril
Voir calendrier
Cinéma exclusivités