David Cronenberg : Jeux de rôles
Avec eXistenZ, DAVID CRONENBERG explore notre perception de la réalité et notre rapport à la création. Une «comédie existentielle», aussi audacieuse que déroutante, pour un cinéaste qui prend des risques autant avec ses films qu’avec son public.
«Toute réalité est virtuelle», affirme David Cronenberg depuis Toronto, en parlant d’eXistenZ, son plus récent film. «C’est d’ailleurs pour ça que l’art est une chose si dangereuse pour tant de gens; parce qu’il va à l’encontre de leur vision du monde. C’est ce qui fait que l’artiste entretient souvent un rapport difficile avec la société dans laquelle il vit.»
Pour David Cronenberg, ce rapport difficile a pourtant toujours été productif. Développant d’abord sa vision dans le cadre de films modestes, identifiés à des genres populaires (Scanners, Videodrome, The Fly), Cronenberg a vite remporté le type de succès qui lui ont permis d’explorer ses thèmes à travers des ouvres de plus en plus ambitieuses et inclassables (Dead Ringers, Naked Lunch, Crash). Chemin faisant, il a gagné l’admiration d’une société dont il a toujours questionné les fondements, et acquis le respect d’une industrie avec laquelle il a constamment gardé ses distances. Mais il s’est aussi heurté, et de plus en plus fréquemment, à l’indifférence populaire et à la controverse médiatique, avec les sorties de M. Butterfly et Crash. Bref, il semble, à 56 ans, avoir testé – et peut-être repoussé aussi loin que possible – les limites à l’intérieur desquelles pouvait prospérer sa vision artistique.
Il est donc tentant de voir dans eXistenZ une certaine forme de repli stratégique: un film qui permet à Cronenberg de retourner à un cinéma de genre plus manifestement commercial, tout en poursuivant les questions que pose (surtout depuis Crash) l’acceptation de sa vision artistique. «C’est une interprétation tentante et compréhensible, répond David Cronenberg, mais elle ne me semble pas vraiment fondée, dans la mesure où j’avais écrit eXistenZ avant la sortie de Crash. Du reste, il me semble qu’eXistenZ trouve plutôt ses origines dans deux choses qui m’ont toujours intéressé: l’idée – que l’on retrouve souvent chez William Burroughs – que la création est une chose vivante, qui peut revenir vous hanter; et le symbole de Salman Rushdie, à savoir celui d’un artiste que l’on veut mettre à mort pour ses idées. Je pense d’ailleurs que le projet s’est vraiment cristallisé pour moi quand le magazine Shift m’a demandé d’interviewer Rushdie, et que nous avons discuté ensemble de la possibilité qu’un jeu vidéo puisse, un jour, être considéré comme une création artistique…»
Situé dans un futur rapproché, eXistenZ raconte donc l’histoire d’Allegra Geller (Jennifer Jason Leigh), une conceptrice-vedette de jeux de réalité virtuelle, dont la tête est mise à prix par une secte de «réalistes» fondamentalistes. Échappant de peu à une tentative d’assassinat lors du dévoilement de son nouveau jeu (eXistenZ), Allegra décide de se réfugier, avec un garde du corps de fortune (Jude Law), dans les dédales de sa propre création. Mais eXistenZ s’avère un jeu plein de surprises, où le tandem avance à ses risques et périls.
Bien qu’eXistenZ regorge des éléments chers aux fans de Cronenberg (créatures gluantes, inventions biomécaniques, agents doubles et triples), son film est moins un drame d’horreur qu’une comédie existentielle, et moins un film de science-fiction qu’un conte philosophique: une réflexion (tortueuse et souvent frustrante) sur l’importance de l’art et l’absurdité de la vie, logée à mi-chemin entre la pensée de Heidegger et les fictions de Philip K. Dick.
«La plupart des films qui exploitent l’idée de la réalité virtuelle, explique Cronenberg, partent du principe qu’il y a une réalité "vraie" et une autre qui ne l’est pas. Or, pour moi, la réalité elle-même est une convention, et c’est la perception que nous en avons qui me semble intéressante.» De fait, eXistenZ ne ressemble en rien aux autres films qui exploitent l’idée de la réalité virtuelle. Brillamment épaulé par ses collaborateurs habituels (Carol Spier aux décors, sa sour Denise Cronenberg aux costumes, Howard Shore à la musique, et Peter Suschitzky à la photographie), Cronenberg a construit un monde déroutant et irréel qui ne ressemble à celui d’aucun autre film. «D’habitude, la science-fiction évoque le futur en ajoutant des choses; nous avons plutôt choisi d’en enlever. Il n’y a donc pas d’ordinateurs dans le film, ni de téléviseurs, de miroirs ou de montres. Je voulais aussi une bande sonore sans bruits ambiants, sans sons naturels, et des vêtements de couleurs unies, sans motifs ni rayures. Cela nous permettait de créer un univers vaguement futuriste et décalé du nôtre, tout en créant un look assez proche de celui des jeux vidéo; une chemise unie, par exemple, demande moins de mémoire à un ordinateur qu’une chemise à carreaux.»
L’étrangeté visuelle du film correspond aussi à sa dislocation narrative, et à la volonté de Cronenberg de faire du film «une expérience déroutante, qui désoriente les spectateurs et fait dérailler leurs attentes»… On comprend aisément que MGM (qui devait à l’origine produire ce film de 31 millions de dollars) ait rapidement eu peur d’un projet qui lui semblait de moins en moins commercial. «La MGM trouvait que le début du film était trop linéaire, que la suite ne l’était pas assez, et que le personnage principal devait être masculin. Et elle ne voulait surtout pas que je joue sur les attentes du public, alors que c’est une des choses que je trouve les plus excitantes dans un film.»
eXistenZ raconterait-il donc en filigrane la difficulté de faire du cinéma? «Je pense, oui, et c’est la première fois que j’en parle directement. Quand Jennifer dit: "Les gens se contentent de si peu, alors que les possibilités sont si grandes…", je parle réellement du cinéma contemporain. Il est vraiment devenu difficile de faire des films qui dévient de la norme hollywoodienne. Et j’ai peur qu’un jour le seul type de film que l’on puisse voir soit un film hollywoodien, et que je m’adresse à un public qui n’ait d’autres références que celles d’Hollywood pour apprécier mes films.»
Sortant au moment où Cronenberg s’apprête à assumer la présidence du jury du Festival de Cannes, eXistenZ prend la valeur d’une ouvre où Cronenberg pose – de manière à la fois étonnamment lucide et déroutante – la question de la survie même de son cinéma; non seulement «Être ou ne pas être?», mais aussi «Pourquoi?» et «Pour qui?». Une sorte d’invitation au jeu – moitié puzzle, moitié défi – qu’il lance à un public de plus en plus habitué à ce qu’on fasse tout le travail pour lui.
Dès le 23 avril
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eXistenZ
Autant le dire tout de suite: si la bande-annonce d’eXistenZ – une cascade d’images-chocs, déferlant sur une musique techno – semble promettre un de ces «tours de montagnes russes» si chers aux films sur la réalité virtuelle, le dernier Cronenberg n’a rien à voir avec les grosses machines à sensations fortes du style de Total Recall, Strange Days ou The Matrix.Là où ces films nous ont habitués à des environnements futuristes, des gadgets high-tech, et un bombardement perpétuel des sens, Cronenberg nous offre le décor d’une campagne apparemment paisible, l’exotisme d’une poignée de créatures bizarres, et une esthétique qui joue sur le malaise et la distanciation. Là où le reste du genre nous propose des scénarios exploitant de façon attendue l’opposition de l’illusion et de la réalité, le film de Cronenberg nous plonge dans un labyrinthe narratif où il semble prendre plaisir à nous faire tourner en rond. Là où ces films cherchent à nous divertir, Cronenberg creuse un malaise qui nous amène à douter de tout, et à ne plus rien tenir pour acquis.De fait, l’histoire de cette conceptrice-vedette de jeux vidéo (Jennifer Jason Leigh), qui part se réfugier dans sa dernière création au moment où elle devient la cible d’une fatwa digne de celle lancée contre Salman Rushdie, nous entraîne dans des directions souvent étonnantes et imprévisibles. Certes, le film reprend les sujets clés du cinéaste (notre rapport à la chair, au monde, et à tout ce qui peut en altérer notre perception), et il le fait en explorant deux notions chères à l’auteur de Naked Lunch: l’idée que l’être humain crée sa propre réalité, et celle que la création est un acte dangereux pour le créateur. Mais il est clair que ce qui semble avoir d’abord été conçu comme un film de genre, dans la lignée commerciale de Scanners et de Videodrome, est vite devenu une réflexion intime sur le rapport de la société à l’artiste et à sa création: un film sur la place de l’artiste dans un monde qui met maintenant sa tête à prix; une méditation sur le sens de la création à une époque où elle doit de plus en plus justifier son existence; un film qui renvoie constamment les spectateurs (de façon suicidaire, mais extrêmement audacieuse) à la question de leurs propres attentes face à une ouvre.«Le jeu, explique le personnage de Jennifer Jason Leigh, ne peut donner que ce que vous y apportez.» Remplacez «jeu» par «film», et vous verrez qu’eXistenZ (où il est question de budgets et de marketing, de tests de consommateurs et de réactions du public) est, entre autres choses, la méditation angoissée et étonnamment drôle – car l’humour naît souvent de l’angoisse – d’un auteur qui s’interroge sur la difficulté de faire du cinéma aujourd’hui; une méditation complexe, tortueuse et déroutante, qui pose des questions auxquelles elle ne veut surtout pas donner de réponses. Stérile, et métaphorique comme tous les jeux, eXistenZ est donc un objet sans but, impénétrable et déroutant, qui semble prendre plaisir à nier l’idée même qu’il doive avoir un sens. Bref, l’exploration ludique, mais frustrante, d’une vision dont les thèmes et l’univers s’articulent, cette fois, autour de l’approfondissement d’un malaise. Existentiel.