On ne parle pas à un sage tous les jours… Et la rencontre, même téléphonique, devient un exercice d’écoute plus intense que dans la plupart des échanges artiste-journaliste. Faut dire qu’il est hors du commun, Sotigui Kouyaté. L’un des plus grands, sinon le meilleur acteur africain. Appelé à Paris en 1984 par Peter Brook pour jouer au théâtre un rôle majeur dans Le Mahabarata, Sotigui Kouyaté n’a pas cessé depuis de tourner, de réaliser, d’écrire de la musique, d’enseigner son art et son savoir-faire. Pourquoi? Parce qu’il est griot. «Sur ma carte de visite, il est écrit "Sotigui Kouyaté, comédien-conteur". Je suis griot avant tout. On ne devient pas griot: on naît griot. Il y a une méconnaissance du griot; c’est une appellation française… Son histoire remonte au 9e siècle quand l’ancêtre du griot était un Arabe, opposé, puis allié au Prophète. Le griot existe dans l’ancien pays mandingue, la Guinée, le Mali, le Sénégal, le Burkina Faso et le Niger. Le nom Kouyaté veut dire "Il y a un secret de toi à moi", il date du 13e siècle. Les Kouyaté sont les premiers griots du pays mandingue, et nous le sommes de père en fils». En étalant ses origines, Kouyaté se présente comme aucun Occidental ne le fait. Tout est dit, et le reste de l’histoire de cet homme de 63 ans est une conséquence naturelle de cet état divin de conteur. Quelle que soit la forme artistique, il raconte. Quel que soit l’endroit où il vit, c’est un Africain.
Né à Bamako, Kouyaté a été, entre autres, le promoteur du théâtre moderne au Mali où il a mis en scène près de 20 pièces. Toute la famille est là-bas, c’est-à-dire deux grands fils, beaucoup d’ancêtres, de la parenté et des amis admiratifs, de la Guinée au Burkina. Vivant à Paris avec une nouvelle famille, papa de deux jeunes enfants, il y fait le pont entre ce qu’il est et ce qu’il apprend. Il transmet l’Afrique aux Français, et l’Europe le nourrit: il a joué Shakespeare, Diderot, Tahar Ben Jelloun, et Jean Genet, dans Les Nègres, au Québec, en 74, lors de la FrancoFête.
À Vues d’Afrique, qui lui rend hommage cette année, on le voit, souverain et malicieux, dans Keita, l’héritage du griot, premier long métrage de son fils Dany Kouyaté, 38 ans. Il a aussi participé à Highlander, IP5, Un thé au Sahara, et Black Mic Mac: en tout, une quarantaine de films. Des préférences? «Je n’ai pas d’affinités pour des auteurs, des comédiens ou des réalisateurs en particulier. Une pièce n’a pas plus de valeur qu’une autre. Je rends hommage au mérite, à l’action, au mouvement.» Comprenons: quelqu’un a peiné pour créer une ouvre, à nous de travailler pour qu’elle vive.
À Paris, où il dit ne pas avoir changé ses habitudes («La ville ne m’a pas avalé»), où il se sent toujours mieux assis par terre, il provoque fascination et respect chez les stagiaires avec qui il travaille à l’ARTA (Association des recherches de la tradition de l’acteur). «Je demande souvent aux jeunes acteurs s’ils veulent plaire ou intéresser un public. Il y a un piège! Quand on étale trop son savoir-faire, on passe à côté de la vérité, de l’être humain. Le doute doit rester». À cheval entre le talent naturel et l’art maîtrisé, avec sa silhouette immense et fine, son visage sensible et sa voix chantante et patiente, Sotigui Kouyaté force aussi l’admiration des Peter Brook et Jean-Claude Carrière dans une biographie réalisée par Mahamat Saheh Haroun, Sotigui Kouyaté, un griot moderne. Des louanges qu’il met très vite en perspective. «Je ne suis pas un sage, je suis un guide, un éclaireur. Juste l’enveloppe de la sagesse!»
Humilité étonnante, fierté culturelle évidente, Kouyaté travaille pour l’Afrique. «L’intérêt pour l’Afrique est réel; même si les Occidentaux cherchent lentement et maladroitement», ponctue-t-il avec un petit rire. L’acteur, qui a peiné dans ses premières années françaises, aide maintenant des Maliens à jouer au théâtre, en France; il pousse un jeune musicien à réciter du Senghor dans les lycées; et initie des Américains de l’Université de Salt Lake City à l’art du griot. Mais il ne se mêle jamais de racisme ni de politique… «Je n’ai rien à prouver, rien à revendiquer. Je fais ce que je pense devoir faire. Je m’exprime au nom de l’Afrique: quand on reçoit, on doit donner.»
Magistral, il reste dans sa haute sphère, celle de la mémoire, de l’expression artistique et de la famille. «Si vous tombez sur mon répondeur, vous entendez "Ici, la famille Kouyaté". Pas "Ici, Sotigui Kouyaté". Mes enfants se ressemblent tous. Tous, nous travaillons sur la voix du griot, depuis que mes enfants ont deux ans.» Il a le doute du professionnel face à un labeur toujours à recommencer, le don inné des acteurs-nés, et l’assurance de celui qui se sait investi d’une destinée hors du commun: la force est avec Sotigui Kouyaté.
À Vues d’Afrique
Voir calendrier Événements