Festival de Cannes : La faim du monde
On attendait beaucoup de la 52e édition du Festival de Cannes, la dernière avant le nouveau millénaire, peut-être trop. La compétition officielle qui, ces dernières années, mêlait habilement des premiers films et les ouvres de réalisateurs confirmés, se contente, cette fois, de nous offrir un panorama des nouveaux films de metteurs en scène dont le talent a souvent déjà été couronné à Cannes… Sur les vingt-deux films en compétition, on reconnaît les noms de quinze réalisateurs parmi les plus illustres: Peter Greenaway, Pedro Almodovar, Atom Egoyan, David Lynch, Jim Jarmush, Takeshi Kitano, Manoel de Oliveira, Chen Kaige, et quelques autres qui sont loin d’être des débutants.
Les perles rares, ces films auxquels on ne s’attend pas, les bonnes surprises qui annoncent les nouvelles tendances du cinéma mondial sont, jusqu’ici, quasi-inexistantes. Et ce ne sont pas des films tels que Kadosh, d’Amos Gitaï, sur l’intégrisme religieux, ou Moloch, d’Alexandre Sokourov, qui raconte une journée dans la vie d’Hitler et de sa maîtresse Eva Braun (!), qui vont révolutionner le cinéma de demain.
Le Festival semble ronronner et se reposer sur ses lauriers. Certes, l’ensemble des films présentés sont de bonne qualité, mais on s’était habitué à des sélections plus risquées avec des films qui enthousiasmaient les uns et déroutaient les autres. La mayonnaise prend, mais on aurait aimé un peu de piment pour relever la sauce. Après une semaine de compétition, les films les plus appréciés des festivaliers sont des valeurs sûres. Une Palme d’or n’ajoutera pas grand-chose à leur carrière en salle. Le président du jury, David Cronenberg, dont on connaît les goûts éclectiques, risque d’être déçu.
Restons groupées!
Pour le moment, les rumeurs annoncent au palmarès Tout sur ma mère, de Pedro Almodovar, et Le Voyage de Felicia, d’Atom Egoyan. À tel point que les deux réalisateurs se souhaitaient mutuellement une Palme dor avant de rêver d’un prix ex-aequo qui ne viendrait pas jeter d’ombre sur leur amitié! Côté interprétation, les mêmes films sont en lice. La prestation magistrale de Bob Hoskins en serial killer émouvant dans le film d’Egoyan récolte tous les suffrages. La lutte sera, en revanche, acharnée pour le prix d’interprétation féminine. On imagine déjà, ici, un prix collectif pour l’ensemble des actrices du film d’Almodovar, qui rend un vibrant hommage aux femmes en tous genres: mères, filles, religieuses, prostituées et même travestis; ou pour les comédiennes de Wonderland, de Michael Winterbottom.
La Canadienne Molly Parker a été très remarquée dans Five Senses, de Jeremy Podeswa, présenté à la Quinzaine des réalisateurs. On attend également beaucoup des prestations de Susan Sarandon et d’Emily Watson dans Cradle Will Rock, de Tim Robbins, très applaudi lors de la projection de presse, qui raconte le combat d’une troupe d’acteurs menacée par la censure, en 1936. La sublime Gong Li, à l’affiche de L’Empereur et l’Assassin, une fresque épique de Chen Kaige sur l’unification de la Chine, a, quant à elle, ébloui le public tant par sa grâce que par son talent.
Mais que serait un festival sans scandale: Pola X, de Leos Carax, un long (très long) métrage sur l’amour d’un frère pour sa sour, a divisé la Croisette. Novateur ou juste intello et barbant? Pour l’anecdote, sachez que la controverse vient notamment de la scène d’amour non simulée que Guillaume Depardieu a tournée pour les besoins du film avec sa petite amie! Une tempête dans un verre d’eau, vite oubliée des festivaliers partis noyer leur ennui ailleurs. Notamment, à la fête gigantesque organisée pour le lancement d’Austin Powers 2: The Spy Who Shagged Me, au Palm Beach, où Mike Myers et Heather Graham étaient venus jouer les stars.
Vraies stars par contre avec l’arrivée triomphale de Sean Connery, à qui le Festival a rendu hommage. Il a monté les marches sous les vivas du public, lors de la présentation hors compétition d’Entrapment. Hors compétition toujours, Terence Stamp a été ovationné pour son interprétation d’un père vengeur dans The Limey, de Steven Soderbergh. Si le film avait été sélectionné en compétition officielle, on voit mal comment un prix d’interprétation aurait pu lui échapper.
les mots pour le voir
Pénurie de scripts ou manque d’originalité: toujours est-il que les adaptations de romans sont à l’honneur cette année. On a ainsi pu «voir» Marcel Proust dans Le Temps retrouvé, de Raul Ruiz; et Léon Tolstoï dans Le Barbier de Sibérie, de Nikita Mikhalkov, le film d’ouverture du Festival. Mais dans ces deux ouvres longues et ennuyeuses, on en est réduit à admirer la beauté des décors et des actrices (Catherine Deneuve, Chiara Mastroianni et Emmanuelle Béart dans le premier; Julia Ormond dans le second) plutôt que l’éloquence du scénario.
C’est en dehors de la sélection qu’on peut généralement espérer trouver de nouveaux auteurs. L’unique bonne surprise est venue de l’acteur Tim Roth, qui fait ses premiers pas dans la réalisation avec The War Zone, et signe une ouvre cruelle, honnête et profondément humaine. La relation trouble entre un père incestueux et sa fille a estomaqué les spectateurs; et le comédien pourrait bien se voir attribuer la Caméra d’or, qui récompense les premiers films.
Le Marché n’offre pas non plus de surprises, cette année: entre Spiders, the Movie, Return of the Shark, et la dernière production des studios Troma, on peut difficilement s’extasier sur des perles rares. Entropy, le nouveau film de Phil Joanou (révélé par Les Anges de la nuit, avec Sean Penn), annoncé l’an dernier à grand renfort de publicité, nous promettait Bono aux côtés de Stephen Dorff. Hélas, on doit se contenter de quelques apparitions du chanteur de U2 dans un film nombriliste et prévisible de bout en bout. Bonne pêche par contre avec la comédie belge Les convoyeurs attendent, avec Benoit Poelvoorde; et Free Entreprise, une fable hilarante où William Shatner joue son propre rôle, et se parodie à loisir. Sympathique, mais ce n’est décidément pas là qu’on découvrira les nouveaux auteurs du troisième millénaire!
Le Festival s’essouffle, et la sélection n’est même pas en cause; inutile de chercher les successeurs de David Lynch, Bertrand Blier, Nagisa Oshima ou Francis Ford Coppola: visiblement, il n’y en a pas. Peut-être ne sont-ils pas encore nés? Toujours est-il que le Festival a peu de chances de couronner un nouveau visage cette année. David Cronenberg et son jury ont certes de bons films à se mettre sous la dent, mais à une semaine de la clôture, côté surprises, cette 52e édition nous laisse sur notre faim. Espérons que Lynch, Greenaway, Jarmush et Kitano sauront, sinon surprendre, du moins convaincre…