Festival de Cannes : Au-delà du réel
David Cronenberg n’a pas failli à sa réputation de trouble-fête en révélant le palmarès du 52e Festival de Cannes. En donnant la palme d’or à Rosetta, des frères Dardenne, le jury, présidé par le metteur en scène canadien, a surpris. On attendait plutôt le film d’Almodovar ou le superbe Kikujiro, de Takeshi Kitano. Mais là où le verdict a vraiment choqué, c’est avec trois prix (prix d’interprétation masculine et féminine, ex aequo avec l’héroïne de Rosetta, et grand prix du jury) remis à L’Humanité, de Bruno Dumont. Trois prix pour un film qui a dérangé, déplu, et ennuyé la majorité des festivaliers, c’est beaucoup! Après la projection, une journaliste américaine avait même décidé de consacrer un article au film sur le thème de «Comment une ouvre aussi nulle peut-elle se retrouver en sélection à Cannes»!
Ce palmarés a encensé des films dits sociaux: Rosetta raconte l’itinéraire obsessionnel d’une jeune fille prête à tout pour décrocher un travail, et échapper ainsi à la misère; tandis que L’Humanité s’intéresse à la lente traque d’un meurtrier par un policier naïf et quasi handicapé mental, dans une petite ville glauque du Nord de la France. Les deux films ont en commun une approche quasi documentaire avec une volonté de réalisme. Mais là où le film des frères Dardenne (auteurs du superbe La Promesse) peut soutenir la comparaison avec les plus belles ouvres de Ken Loach dans le regard tendre porté sur les personnages, il n’en va pas de même pour L’Humanité. Bruno Dumont détaille par le menu l’univers sordide dans lequel évoluent ses héros, nous impose la scène insoutenable du viol et du meurtre d’une petite fille, et les larmes de compassion du policier pour le meurtrier qu’il doit arrêter! Sa conception du cinéma est la suivante: «Je ne cherche pas le beau.» On avait compris.
Ce palmarès, qualifié de scandaleux par les uns, et de révolutionnaire par les autres, a soulevé une autre polémique: est-il normal d’avoir remis aux deux acteurs non professionnels de L’Humanité une palme pour leur interprétation? Et les femmes du film d’Almodovar, annoncé gagnant, mais qui n’a reçu que le prix de la mise en scène? Et le génial Bob Hoskins de Felicia’s Journey, d’Atom Egoyan (un autre grand oublié du jury)? Et Forest Whitaker dans Ghost Dog, de Jim Jarmush; Susan Sarandon, dans The Cradle Will Rock, de Tim Robbins? Visiblement, le verdict est sans appel: les acteurs en herbe feraient bien d’oublier leurs années passées sur les bancs des cours de théâtre, les metteurs en scène d’aujourd’hui veulent du réel. Étrange de la part de membres du jury tels que les comédiens confirmés Dominique Blanc, Jeff Goldblum et Holly Hunter…
Certes, ces deux films ont plus besoin d’un prix à Cannes que ceux de réalisateurs confirmés comme Egoyan ou David Lynch, mais fallait-il pousser la provocation – dont Cronenberg semble être friand – si loin? Celui-ci a demandé aux membres de son jury de ne pas révéler à la presse la teneur de leurs discusions. Tout ce qui a filtré, c’est que les débats ont effectivement été houleux. La preuve: cette année, aucun des prix n’aura été remis à l’unanimité.
Finalement, c’est le public, comme toujours, qui jugera si ce palmarès très intello lui convient. On s’attend quand même à ce que dans les salles les films d’Almodovar, de Jarmush et de Kitano fassent plus d’entrées que les deux films primés. Ce ne serait pas la première fois. Mais quoi qu’on pense du palmarès, il faut accorder une chose au Festival de Cannes: l’indépendance de son jury. Loin du consensus de la presse et du public, dix hommes et femmes du monde du cinéma imposent, pour une année, leur vision du cinéma. Fort heureusement, nous ne sommes pas obligé de la partager…
Palmarès Cannes 99
Palme d’or: Rosetta, de Luc and Jean-Pierre Dardenne (Belgique)
Grand Prix du Jury: L’Humanité, de Bruno Dumont (France)
Prix d’interprétation féminine: Séverine Caneele (L’Humanité), et Émilie Dequenne (Rosetta)
Prix d’interprétation masculine: Emmanuel Schotté (L’Humanité)
Prix du jury: La Lettre, de Manoel de Oliveira (Portugal)
Prix de la mise en scène: Pedro Almodovar, pour Tout sur ma mère (Espagne)
Prix du scénario: Youri Arabov et Marina Korenava, pour Moloch, d’Alexandre Sokourov (Russie)
Palme d’or du court métrage: When the Day Breaks, de Wendy Tilby et Amanda Forbis (Canada)
Prix du jury du court métrage: Picnic, de Song Ingon (Corée), et Stop, de Rodolphe Marconi (France)
Grand Prix de la Commission Supérieure Technique: Tu Juhua, pour les décors de The Emperor and the Assassin, de Chen Kaige (Chine)
Caméra d’or: Marana Simhasanam, de Murali Nair (Inde)
Quelques autres prix…
Prix de la critique internationale: Peau neuve, d’Émilie Deleuze (France), et M/other, de Nobuhiro Suwa (Japon)
Prix de La Semaine de la critique: Fleurs d’un autre monde, d’Iciar Bollain (Portugal); et Shoes Off!, de Mark Sawers (Canada)
Prix du jury ocuménique: Tout sur ma mère, d’Almodovar; et une mention spéciale à Rosetta, des frères Dardenne
Prix de la jeunesse: Voyages, d’Emmanuel Finkiel (France), et The Blair Witch Project, de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez
Grand Prix de la bande-annonce: À vendre, de Laetitia Masson (France)
Prix des cheminots pour la Semaine de la critique (!): Grand Rail d’or (!!) pour Siam Sunset, de John Polson (Australie); et Petit Rail d’or (!!!) à Dérapages, de Pascal Audant (Belgique)