Cinéma

Chat noir, chat blanc : Joyeux bordel

Après avoir annoncé sa «retraite», EMIR KUSTURICA est de retour avec Chat noir, chat blanc: une comédie éclatée où s’entremêlent des situations complètement folles. Rafraîchissant.

Après la déception relative d’Arizona Dream (son premier film tourné en anglais, enterré par ses distributeurs américains), et après l’accueil mitigé réservé à Underground (une Palme d’or, certes, mais attaqué par une presse qui lui reprochait d’être proserbe), Emir Kusturica avait annoncé, en 1995 – alors qu’il n’avait que 41 ans! -, qu’il abandonnerait purement et simplement le cinéma. A-t-il sincèrement cru un seul instant qu’il allait le faire? Peut-être, même s’il est permis d’en douter…

Ce qui est sûr en tout cas, c’est que moins d’un an plus tard il s’attaquait à la préparation de Chat noir, chat blanc – une comédie robuste, tonitruante et joyeusement bordélique, peut-être son film le plus éclaté, le plus rafraîchissant et le plus jouissif: une farce vitale, surréaliste et endiablée, à mi-chemin entre Molière, Renoir (père et fils) et Leone, où Kusturica brasse les genres, les influences et ses propres obsessions (les mariages, les pendus, les fanfares…), au fil d’une histoire tzigane qu’il est parfaitement impossible de résumer.

Contentons-nous donc de dire que Chat noir, chat blanc tourne autour de deux grands-pères que tout le monde croit morts, du double mariage arrangé qu’ils préparent à leurs petits-enfants, et d’une sombre affaire de train volé et perdu (!), qui oppose l’éternel «perdant» d’une petite communauté tzigane à un «parrain» de pacotille qui règne sur une véritable cour des Miracles. Le tout, au fil d’un film où gravitent aussi un géant qui fantasme sur les naines; une fanfare qui joue suspendue à un arbre; une chanteuse qui extirpe les clous des planches avec ses fesses; et deux chats (un noir et un blanc) qui regardent cette humanité en délire, pendant qu’un cochon gigantesque grignote (tout au long du film) les restes rouillés d’une automobile!
Résumé comme ça (et le film déferle avec une telle fougue qu’il ne se raconte tout simplement pas…), on pourrait se dire que ça sent le délire gratuit et que ça risque de ne pas tenir la route (d’autant plus que le film dure tout de même deux heures et dix!).

Or, le scénario de Gordan Mihic (déjà auteur du Temps des gitans) se distingue précisément par l’aisance – on serait même tenté de dire la logique – avec laquelle il nous plonge dans ce monde surréaliste, et par l’ingéniosité dramatique constante qui lui permet de nous surprendre jusqu’au bout. Bref, par la subtilité avec laquelle il ordonne – et fait presque paraître inévitables – des situations complètement folles et invraisemblables.

Ces qualités sont d’autant plus admirables que Chat noir, chat blanc est un film au parcours étrange. Né d’un projet de documentaire télé sur la musique gitane, le film est devenu une ouvre de fiction lorsque Kusturica a demandé à son scénariste d’essayer de marier une anecdote locale (qu’il avait entendue par hasard) à l’histoire de Banja le roi, une nouvelle de l’écrivain russe Isaac Babel, qui l’avait toujours fasciné. Résultat: un scénario qui fut écrit très vite (en trois ou quatre semaines), mais réécrit constamment pendant un tournage très long (environ six mois).

Est-ce la conséquence de ce va-et-vient entre le documentaire et la fiction, entre le scénario et sa réécriture continuelle? Ou le résultat d’un casting qui mêle avec une habileté confondante professionnels aguerris et parfaits débutants? Ou encore le fait que Kusturica se soit séparé de plusieurs de ses collaborateurs habituels (dont le musicien Goran Bregovic) pour travailler avec des nouveaux venus dans son univers (comme le directeur photo Thierry Arbogast)? Toujours est-il que Chat noir, chat blanc est porté par un vent de fraîcheur et de nouveauté qui fait qu’on lui pardonne volontiers les excès de sa prodigalité – comme cette accumulation de fausses fins (toutes réjouissantes et savoureuses) qui donnent l’impression que le film n’en finit plus de finir.

«Kusturica fait du Kusturica», diront certains. Sans doute. Mais il le fait mieux que personne depuis Fellini. Et puis, ce n’est pas tous les jours que l’on a l’impression de voir le film d’un cinéaste qui retrouve (et sait si bien nous communiquer) le plaisir de faire du cinéma…

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