Buena Vista Social Club Wim Wenders : Cuba libre
Comme un lent mambo, un air de tranquillité ensoleillée et paysanne, Chan Chan impose son rythme dans la salle noire. On tangue déjà, on embarque, prêt au voyage. Chan Chan est la chanson d’ouverture du disque Buena Vista Social Club; un succès retentissant depuis trois ans (plus d’un million d’albums vendus à travers le monde), recompensé par de nombreux prix dont un Grammy Award.
Chan Chan lance aussi le documentaire de Wim Wenders, également intitulé Buena Vista Social Club, du nom d’un club sélect de La Havane, enfoui dans le passé, presque oublié. Le bonheur de ce disque, et maintenant de ce film, c’est de faire renaître cette musique cubaine traditionnelle sous les doigts de ses plus fidèles artisans. Wenders, avec son flegme habituel, explique la genèse de cette aventure.
Ry Cooder, musicien exceptionnel, qui a donné le ton de Paris, Texas et de The End of Violence de Wenders, cherchait à retrouver depuis de nombreuses années le son particulier d’une guitare cubaine, la tres. Il est parti à La Havane la redécouvrir. Il y a aussi déniché les musiciens et chanteurs de ses suaves mélodies, aujourd’hui tous de fringants octogénaires. En six jours, il forme un groupe et enregistre. «Il était à La Havane avec le disque qui n’était pas encore mixé, explique Wenders. Il ne savait même pas si ce disque sortirait un jour. Il m’a donné une cassette démo en me disant: "Écoute ça, je crois que c’est la meilleure chose que j’aie faite dans ma vie." Dans sa bouche, cela voulait dire beaucoup.» Wim Wenders accélère son débit. «À la première écoute, j’étais certain. J’étais sur le cul! Et puis, il m’a raconté toutes les histoires de ces gens, cette expérience qu’il avait vécue avec eux. Il n’en revenait pas… Tous les jours, il me racontait d’autres histoires. Je lui ai dit: "Si la moitié de ce que tu me racontes est vrai, je veux venir." Un an après, il m’a appelé et m’a donné une semaine pour me préparer. Je suis parti avec un cameraman et un ingénieur du son. On ne savait pas à quoi s’attendre. Je n’étais jamais allé à La Havane, je n’avais jamais fait un film sur la musique.»
Une ville la nuit
Une part du génie de Wenders réside dans ce talent de fonceur, d’explorateur. Il ne sait pas, veut connaître, et se jette à l’eau. Pour le bonheur inouï de la découverte. «Pour moi, le cinéma est beaucoup plus un instrument de recherche qu’un instrument de confirmation. Mes documentaires, je les appelle journaux. Comme celui que j’ai fait sur les traces d’Ozu, ou celui sur Yohji Yamamoto, où j’ai essayé de comprendre ce qu’était la mode. Je suis un chercheur», lâche-t-il dans un souffle.
Les images vidéo de ce journal cubain sont magistrales. Elles collent à la musique de façon idéale. Crues dans les couleurs, sensuelles et généreuses, elles parlent de beauté, de langueur, de la grandeur fatiguée de La Havane. Les teintes écaillées des crépis pastel, la splendeur des palaces reconvertis, la vie nonchalante des rues, la noirceur des nuits sans électricité, les vagues qui passent le parapet dans la baie, les Studebaker acidulées, un chien errant, une fumeuse de cigares… On renifle la ville avec Wenders. Et ces musiciens!
«Une fois là-bas, quand on a commencé à les connaître, on ne pouvait plus faire un film uniquement sur la musique. Ces hommes, avec leur vie incroyable, sont devenus le centre du film. J’ai voulu raconter comment des musiciens âgés peuvent arriver à être reconnus et, d’après ce qu’ils disent, connaître aujourd’hui les meilleurs moments de leur vie.» Les uns après les autres, les Ibrahim Ferrer, Ruben Gonzales, Compay Segundo, Eliades Ochoa et Omara Portuondo parlent de leur vie, de leur passé, de leur amour de la musique. Si émouvants, si jeunes, ils traversent l’écran comme des héros de fiction. «Ce qu’il me reste du film quand je le revois, c’est une grande leçon d’humilité, lance Wenders après une interminable réflexion. C’est accepter la vie telle qu’elle est, tout regarder comme un cadeau et tout subir sans reproches ni complaintes.»
Impossible de ne pas embrasser la joie d’Ibrahim Ferrer qui s’extasie dans New York la nuit, après leur concert qui a fait salle comble à Carnegie Hall en juillet 98. Un papy plus émerveillé qu’un gamin qui marche dans la métropole, au comble du bonheur, comme dans une fiction. Et Wenders confirme: «À la fin du tournage, à New York, j’avais l’impression de filmer de vieux héros de cinéma, des Bogart, des Jimmy Stewart, des Cary Grant et des Groucho Marx.» Les larmes d’Omara Portuondo, les cigares et l’oil coquin de Compay Segundo, les facéties et la fierté de tous ces vieillards; et cette musique qui, toujours, coule depuis l’enfance.
Sur la carte
Au milieu de ces superabuelos (ils sont devenus les superpapys de Cuba), Ry Cooder et Joaquim Cooder, son fils, restent effacés, au dernier rang de l’orchestre, laissant tout l’honneur aux Cubains. Wenders parle avec délicatesse de son copain qui, s’il n’avait pas été aussi discret et timide, aurait pu devenir le remplaçant de Brian Jones au sein des Stones. Avec générosité, il le filme en douce, en train de gratter sa guitare sur un quai désaffecté, ou déambulant en side-car dans les rues d’ombre et de soleil de la capitale cubaine. Cooder, comme Wenders, s’efface, choisissant de ne pas imposer son talent. Preuve que le génie transpire malgré soi…
«Avec ce documentaire, j’étais en vacances des procédés du cinéma de fiction, explique Wenders. Avec la fiction, il y a cinquante camions derrière vous; dans la rue, il y a des flics qui arrêtent la circulation. À La Havane, c’était reposant. En documentaire, on essaie de ne pas s’imposer une écriture.» Impossible donc de prévoir la structure du film, impossible de savoir qu’il y aurait un spectacle à Amsterdam, puis à New York. Le film compte quatre-vingt heures de tournage, étalé sur trois semaines, et, est habilement monté par le collaborateur de toujours, Peter Przygodda.
En février dernier, Buena Vista Social Club a été projeté à Cuba. Toutes les familles des musiciens, 1500 personnes, ont pris le film comme une grande fête, toutes ravies que leur ville soit ainsi vue dans le monde entier. «Et je souhaite vivement que le film aide à mettre La Havane sur la carte… Aux États-Unis, la plupart des Américains ne savent même pas où ça se trouve», déclare Wenders, comme en aparté.
Wenders le chercheur arrive de la salle de montage, où il termine le travail sur sa dernière fiction, The Million Dollar Hotel, une comédie dramatique avec Mel Gibson. Le scénario est d’un gars de Montréal, Nicholas Klein, et l’idée originale, de Bono, de U2; un travail à trois depuis six ans. Il parle vaguement de cinéma, cet art qui, selon lui, échappe quand même aux recettes, de la relève, de Run Lola Run qu’iI a aimé. Puis il se lève, soudain très pressé d’aller écouter de nouveau les mambos et les boléros de ses superabuelos jouissant du son impeccable des salles d’Ex-Centris. Aussi joyeux que si c’était la première fois!