Pierre Falardeau et Julien Poulin : Elvis de forme
Cinéma

Pierre Falardeau et Julien Poulin : Elvis de forme

Une quinzaine d’années après ses premières frasques, Robert Bob Elvis Gratton, symbole québécois du colonialisme américain, revient au grand écran pour hanter les esprits politiquement corrects et bien-pensants. Cette fois, PIERRE FALARDEAU et JULIEN POULIN ont bon espoir que la critique et le public sauront lire entre les lignes…

«I’ll have the souvlaki plate, but after the phone…» Qu’un grand grand admirateur des «Amaricains» comme Elvis Gratton se mette à parler anglais ne nous étonnerait guère. D’ailleurs, cela ne ferait que confirmer son statut de «king des colonisés». Mais que croire lorsqu’on a Pierre Falardeau au bout du fil et qu’on le surprend à commander un plat dans la langue de Mordecai Richler? Que penser lorsque cet intraitable indépendandiste annonce que le restaurant où il se trouve n’a pas pignon sur rue à Westmount ou à Notre-Dame-de-Grâce, mais dans un quartier francophone du cour de Montréal? Les nombreux combats auraient-ils usé notre homme?

«Le restaurant est tenu par un couple de vieux Grecs, explique le cinéaste. Au début, ils me faisaient chier parce qu’ils n’ont jamais appris le français, avoue-t-il; mais on est devenus chums parce que, entre les piles d’assiettes, il y a un buste de Kazantzakis [écrivain grec politisé et féru de philosophie]. Je trouvais cela beau, alors on s’est mis à parler. La femme vient du même village que Theodorakis [compositeur grec qui fut résistant et prisonnier politique] et lui, c’est un bonhomme de gauche bien intéressant. Kazantzakis et Theodorakis ont été plus forts que la langue. Des fois, j’arrive à piler sur certains de mes principes…»

Cette étonnante anecdote démontre que la culture ignore les frontières et qu’elle peut favoriser le rapprochement de personnes d’horizons divers. Mais tous les échanges culturels ne sont pas aussi pacificateurs et fructueux. La façon dont la machine commercialo-culturelle américaine impose ses produits partout dans le monde démontre bien qu’elle ne cherche pas à instaurer un dialogue avec d’autres cultures, mais seulement à imposer la sienne. Falardeau et son vieux copain Julien Poulin en savent quelque chose, car c’est, à peu de choses près, ce que veut dénoncer Elvis Gratton II – Miracle à Memphis.

Elvis et la vertu
D’entrée de jeu, on s’étonne un peu de voir que Falardeau ait consenti à tourner une suite au premier Elvis Gratton. En effet, comment ce réalisateur qui décrie régulièrement l’impérialisme culturel américain, a-t-il pu s’engager dans cette logique du sequel, une formule fleurant le fric facile éprouvée depuis longtemps sur les hauteurs de Hollywood?

Pierre Falardeau et Julien Poulin, aussi joint par téléphone, se défendent d’avoir voulu jouer la carte commerciale. «Si c’était seulement et totalement mercantile, on ne pourrait pas l’assumer», rétorque celui qui incarne Gratton.

L’idée a été mise sur la table pour la première fois au lendemain de la sortie en salle du premier Elvis Gratton et c’est Poulin lui-même qui tentait de convaincre Falardeau de se lancer dans cette galère. «Cela ne m’intéressait pas, j’étais déjà ailleurs», explique aujourd’hui le cinéaste qui, à l’époque, travaillait à un projet qui allait devenir Le Party.

Entre-temps, le phénomène Gratton a pris de l’ampleur. Le film, qui n’avait connu qu’un honnête succès au cinéma, faisait un tabac en vidéocassette. Producteurs et distributeurs faisaient pression sur le tandem, leur promettant qu’ils allaient «faire la piasse», selon Falardeau. Quant à Poulin, il fait état de propositions généreuses venues des milieux télévisuels. Une demi-heure ou même une heure de Gratton par semaine, vous imaginez?

«Les occasions de faire du fric étaient là, les propositions étaient alléchantes, mais on ne pouvait pas faire cela», laisse tomber Poulin. En agissant de la sorte, Falardeau et lui auraient eu l’impression de trahir leur personnage et d’aller à l’encontre de leurs propres objectifs.

Comment se fait-il qu’Elvis Gratton II soit à la veille d’envahir les écrans québécois après un tapage médiatique digne des Boys? Le duo aurait-il finalement succombé à l’appât du gain? Même pas. Falardeau ne fait que tenir une promesse faite il y a plusieurs années à un distributeur qui l’aurait aidé à terminer Octobre. La longue querelle entre le cinéaste et Téléfilm Canada y est aussi pour quelque chose: «Quand le projet des Patriotes a été refusé, j’étais devant rien. J’avais le choix entre laver de la vaisselle et "chauffer" un taxi, évalue le réalisateur. Comme il y avait de l’argent pour Gratton, je me suis mis à travailler sur ce projet-là. Au bout d’une semaine, je me suis mis à avoir du fun…»

Elvis de procédure
Qu’a fait notre cher Bob Gratton pendant que Falardeau se battait pour mettre en images les périodes troubles de notre histoire? Rien. Elvis Gratton II reprend là où le premier film nous a laissés, peu après la résurrection du «fédéraliss» aveuglé par son «Amarican Dream». Comme le cinéma ne lésine pas sur les entourloupettes, Gratton, revenu à la vie au milieu des années 80, se retrouve pourtant au beau milieu des années 90. Exit le gros garage et le bungalow à Brossard, Bob Gratton fait maintenant partie du gratin.

«Comme il est le premier homme à ressusciter depuis deux mille ans, le monde de la business se dit qu’il y a une "piasse" à faire avec cela, explique Falardeau. Il s’empare de Gratton, le "markette" et le transforme en star internationale. Comme pour toutes les stars, il le fabrique et s’en sert pour vendre de la musique, des idées politiques ou vraiment n’importe quoi.»

«C’est une comédie et j’espère que les gens vont rire», lance Falardeau. Mais sous la caricature, il y a bien sûr un message. En s’attaquant au star system, le réalisateur dévoile ce qui se trouve derrière les images toutes faites et les ouvres prédigérées. «Ce que je veux, c’est dénoncer le marché de la culture et le contrôle de la pensée qui existe derrière cela», insiste l’artiste, qui se perçoit volontiers comme un vulgarisateur.

«Je suis documentariste, rappelle Falardeau, et les films de fiction que j’ai faits sont toujours le plus collés possible sur la réalité.» Question d’éviter toute méprise, il a même fait fabriquer une petite affichette où il était écrit: «Nous tournons un documentaire». Tout au long du tournage, l’écriteau était bien en vue et le réalisateur s’y rapportait constamment. «Je ne vois pas pourquoi le monde ferait du comique absurde; regarde le réel, c’est déjà assez absurde en soi. T’as juste à filmer cela.»

L’Elvis ne fait pas le moine
Dans les articles qu’il écrit, les films qu’il tourne ou lorsqu’il accorde des entrevues, Falardeau dit toujours les choses crûment. Il ne se gêne pas pour exprimer le fond de sa pensée. Il pourfend les fédéralistes, dénonce la bêtise, s’acharne sur les travers de la société québécoise. Bref, son ouvre et ses interventions publiques ne semblent motivées que par le mépris.

Le cinéaste acquiesce. «Mais ceux que je méprise, en général, c’est l’ensemble des intellectuels québécois et non le peuple», précise-t-il. «Le peuple québécois, c’est mon peuple et je l’aime câlisse parce que je me bats pour l’indépendance de notre pays. En même temps, on a le droit de rire de nous-mêmes et de nos handicaps.»

«On est un peuple normal, parfois intelligent, mais souvent sans dessein, croit-il. Ce n’est pas de ma faute à moi. Je pense que le peuple québécois est un peuple colonisé, atteint du cancer. Pierre Perreault a montré ce qu’il y a de meilleur en nous, moi, je fais le contraire: je filme notre cancer… Je montre un Québécois archi-colonisé pour réveiller les autres. […] Gratton, ce n’est qu’un détournement de sens. Si les gens ne sont pas capables de le lire, ils ont un sérieux problème.»

Elvis et versa
Le mépris n’est pas à sens unique. Falardeau méprise une catégorie d’intellectuels qui le lui rendent bien. Des chroniqueurs et des critiques de cinéma qualifient aujourd’hui Elvis Gratton de film-culte? Il prend le compliment avec un grain de sel: «Ils nous ont craché dessus et ils nous ont traînés dans la boue», se souvient-il.

«Je ne tiens pas à ce qu’on me liche le cul, mais quand je lis un article de Nathalie Petrowski ou d’Odile Tremblay qui disent qu’Elvis Gratton est un film grossier au premier degré, je trouve que ce sont des insignifiantes! À mon avis, le premier Gratton a deux, trois ou même cinq niveaux de lecture. Mais bon, elles sont plus tartes que la majorité du monde parce qu’elle n’ont pas vu cela.»

Cette fois, Bob Gratton ne pourra plus être perçu que comme le roi des kétaines. Falardeau croit que Miracle à Memphis sera plus «décodable» que le précédent. Poulin et lui maîtrisent la forme qu’ils utilisent et le message qu’ils essaient de passer. «J’ai tapé assez fort, dit le réalisateur. Poulin pense que bien du monde va grincer des dents…»

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Avez-vous l’impression d’un décalage entre vos intentions et la réception? Étiez-vous frustrés que bien des gens n’aient pas compris qu’Elvis Gratton constitue une critique sociale?
Pierre Falardeau: «Cela me choquait au début; mais chaque spectateur lit les films avec sa formation, ses expériences et sa culture. Quand j’étais jeune, je ressortais d’un film de Charlie Chaplin ce que je pouvais comprendre. C’est juste à trente ans que tu te rends compte que ce n’est pas juste des farces plates, qu’il essaie de parler de quelque chose. Tout cela n’est pas évident, ce n’est pas donné.»

Julien Poulin: «Au début, cela a été notre déception. On s’est dit que le contenu ne passait pas du tout et on s’est demandé pourquoi. La caricature faisait rire et on s’est demandé si ce rire ne nuisait pas au contenu. Des fois, je pense que c’est à cause de ma gueule. J’ai des yeux un peu vulnérables et, même si Gratton est un monstre, il a l’air d’un bon gars. S’il avait été joué par un autre acteur, je crois que le résultat n’aurait pas été le même.»

Il a été plus facile de trouver du financement pour Elvis Gratton que pour Les Patriotes; cela dit-il quelque chose sur l’état de notre culture?
P.F.: «Peut-être, sauf que cela ne change rien à ma vie. Gratton, "Les Patriotes" ou Octobre, pour moi, c’est tout pareil, je ne me prostitue pas. Tous mes films parlent de la même affaire, sauf qu’ils le font sur un mode différent. Si la société ou les institutions ont pensé que Gratton pouvait être moins dangereux que "Les Patriotes", elle se sont trompées.»

J.P.: «Probablement, mais quoi? Ce qui est dit dans Octobre ou dans Elvis Gratton, cela se rejoint. Pierre était très touché par [la difficulté de trouver du financement pour "Les Patriotes"], alors j’ai essayé de le convaincre. Je lui disais: "N’oublie pas, Bob, c’est un gros pamphlet que tu peux faire. Ils nous laissent les mains libres, il faut en profiter. La porte est ouverte pour le financement et, en plus, il y a des gens qui sont prêts à aller le voir."

Tourner Elvis Gratton est donc un geste éminemment politique?
P.F.: «Mon ouvre est essentiellement politique, sociopolitique ou même culturelle. Dans le sens anthropologique du mot "culture" et non dans le sens des arts artistiques.»

J.P.: «Oui. Les gens sont parfois surpris de voir que j’ai les mêmes opinions ou les mêmes aspirations profondes que Pierre. Je n’aurais pas été avec lui depuis l’âge de douze ans si on ne s’entendait pas…»

Peut-on faire un parallèle entre Elvis Gratton et Homer Simpson?
P.F.: «J’ai essayé deux ou trois fois [de regarder Les Simpson], mais je ne suis pas capable d’embarquer. Je trouve cela trop plate. Peut-être que je passe à côté…»

J.P.: «Je ne regarde pas vraiment Les Simpson. Mais ce que je pourrais dire, c’est que Gratton boit la même bière que celui qui l’écoute, il parle des Expos, ils connaît Jacques Villeneuve. Sa couleur québécoise grounde peut-être plus le spectateur…»