Bertrand Tavernier-Ça commence aujourd'hui : Classe de maître
Cinéma

Bertrand Tavernier-Ça commence aujourd’hui : Classe de maître

Ça commence aujourd’hui n’est pas un mélodrame. Si vous dites ça, Bertrand Tavernier va se fâcher. Et il se fâche pour beaucoup de choses en ce moment. Coup de torchon, Capitaine Conan ou La Guerre sans nom, documentaire sur la guerre d’Algérie: Tavernier a toujours eu le sens de la provocation. Mais depuis quelques années, le réalisateur de La Mort en direct, d’Un dimanche à la campagne et d’Autour de minuit a choisi une approche résolument vindicative, partant en guerre contre les institutions et les injustices sociales avec des films comme L’Appât, L 627 ou De l’autre côté du périph’. Plus que jamais, il met son talent au service de ses convictions, et, dans son dernier long métrage, c’est l’Éducation nationale qu’il prend pour cible.

Le film part d’un scénario écrit par sa fille, Tiffany Tavernier, et son compagnon, Dominique Sampierro. On y découvre l’acharnement quotidien d’un instituteur et directeur de la maternelle d’une petite ville du Nord de la France, qui se bat pour améliorer ses conditions de travail, le sort des enfants et celui de leurs parents. On suit le récit avec les yeux de Daniel (fabuleux Philippe Torreton), prof impulsif, et parfois colérique, qui se sert de sa plume comme soupape. Il vit avec Valéria (Maria Pitarresi), serveuse et sculpteure à ses heures. On y parle de maîtresses d’école débordées, d’assistantes sociales à cran, de parents démissionnaires, d’inspecteurs déserteurs, de flics fainéants, d’enfants battus. Et puis, il y a les comptines, les anniversaires, la fête de l’école, les progrès des petits et, par-dessus tout, l’espoir que la misère n’est pas un engrenage. Et qu’il ne faut jamais lâcher prise.

Vraie classe, vrais décors, vraies anecdotes et, parfois, conversations véridiques: Tavernier a puisé dans le réel, il s’est imprégné de cette atmosphère lourde, chômage et système D, trop présente dans cette région française. «Il faut avoir l’esprit libre pour ne pas faire du tourisme dans les endroits pauvres, pour ne pas arriver bardé de certitudes, explique Bertrand Tavernier, rencontré au 23e Festival des Films du Monde. Il ne faut pas non plus abandonner ses convictions. Les gens qui ont écrit ce film en ont, mais elles ne doivent pas nous aveugler, et condamner certains personnages à l’avance. Dans le film, il n’y a qu’un personnage qui offre des explications vaseuses et nulles, c’est le conseiller général, au sommet de la hiérarchie. Quand je filme une rencontre entre lui et l’assistante sociale, on entend les accusations de la fille, mais je n’ai aucune raison de filmer le conseiller, le soir, chez lui, en train d’écouter de la musique et de se dire: "Ah, quelle salope!" La structure du scénario l’empêche, puisque le film est vu à travers les yeux d’une ou deux personnes, et qu’on ne voit les autres personnages que lorsque ces deux intervenants les rencontrent. Bon… Et puis je n’en avais pas envie!» Et ainsi construit-on un film politique…

Sur le terrain
Un réalisateur de la trempe de Tavernier qui prend ce genre d’engagement, ça ne peut donner un film de commande du Parti communiste. Le résultat est une fiction touchante, admirablement bien servie par ses acteurs. Tavernier a su marier son immense talent à un humanisme pur. En lançant quelques gros pavés, où parfois le rôle social des personnages pèsent, il réussit à faire éclore une oeuvre à la fois pragmatique et enlevante, amère, mais pleine d’espoir. Un film très bien construit, qu’on peut revoir sans même se dire: «C’est sombre, mais il faut que je le vois!» Ça commence aujourd’hui livre son message sans réserve, sans psychologie ni sentimentalisme ou dogme à suivre. Une pudeur de bon aloi.

L’émotion ressentie tient en partie au double niveau de la réalité et de l’art. Dominique Sampierro étant instituteur et poète, Tavernier a travaillé le scénario en juxtaposant à la réalité (par exemple, celle d’une mère alcoolique qui s’écroule dans la cour d’école), une poésie qui prend plus de place qu’elle n’en a jamais eu dans aucun de ses films: les mots superbes de Sampierro, déclamés par Torreton sur des plans en scope de la campagne paisible. Mais cette poésie rurale n’est pas là simplement pour permettre au spectateur de souffler entre les scènes douloureuses. «Je trouve intéressant de mettre l’art en avant, comme une sorte de résistance; que cet art s’appelle la sculpture, que pratique Valéria, ou que ce soit de la poésie que l’on couche sur un cahier. Cahier que Dominique Sampierro appelle d’ailleurs son cahier de résistance!»

Calant sa grande carcasse dans le canapé, Tavernier est un bavard. Serein quand il parle de ses films, comme un professeur faisant une explication de texte, vaguement fier quand il sort de bons mots; il se ramasse soudain, comme pour une attaque rapprochée, et s’enflamme sur une anecdote. Il est clair que son humanisme s’arrête aux portes du pouvoir. «Le film essaye de dire simplement: "Écoutons les gens de terrain." Des gens que le gouvernement et le parti socialiste ont abandonnés; des gens ignorés par les médias. Le social est généralement délaissé par les hommes politiques et les technocrates. Essayons de leur donner un peu d’espoir. Bon voilà! Il faut se dire qu’on peut faire des choses, parce que si on ne les faisait pas, on se ferait accuser. J’ai connu perpétuellement le double discours des journalistes et des critiques: pourquoi vous ne faites pas des films sociaux comme en Angleterre? Et, quand vous les faites, est-ce que vous pensez qu’avec vos films, vous allez changer quelques chose?» S’ensuit une attaque en règle contre les critiques de cinéma, particulièrement ceux des quotidiens dits de gauche: «La dérision est devenue maintenant la meilleure excuse pour ne rien faire; dérision bouffonne dans le style de Libération ou plus dogmatique dans Le Monde.» Mais il se calme vite. Après tout, 80 % de la presse française a apprécié le film…

Derrière ce verbiage plutôt comique et les guerres de clochers, il reste, pour le cinéaste, une conviction profonde, celle que le cinéma peut toucher. «Plus de 1000 personnes nous ont écrit en disant qu’on leur avait donné du courage. C’est énorme! Des maires ont signé des pétitions pour empêcher de fermer des classes, une loi vient d’être votée en France pour condamner les coupures d’électricité. Est-ce que le film n’a pas joué un petit rôle là-dedans? Bien sûr qu’un film ne peut pas tout changer, mais est-ce que l’absence de film serait davantage utile?» Bertrand Tavernier aurait pu ne rien faire, en effet, et on ne peut que saluer son courage.

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