Cinéma

Bernardo Bertolucci-Shanduraï : Duo pour un soliste

Avec Shanduraï, BERNARDO BERTOLUCCI a voulu retrouver la liberté de ses débuts. Mission accomplie pour ce film intimiste et sensuel, qui est aussi une belle leçon de cinéma. Rencontre avec un cinéaste heureux.

Que peut-on faire après avoir marqué sa génération, du Conformiste à 1900? Après avoir défié tous les tabous, du Dernier Tango à Paris à La Luna? Et après avoir exploré des univers aussi éloignés que ceux du Dernier Empereur, d’Un thé au Sahara et de Little Buddha? Bref, que peut-on faire quand on est – comme Bernardo Bertolucci – persuadé qu’un cinéaste «refait toujours le même film», tout en étant obsédé par le souci de «ne pas faire deux fois la même chose»?

Le prix de la liberté
Eh bien, si vous êtes Bernardo Bertolucci, vous faites ce que personne n’attend de vous: vous acceptez une offre de la télévision italienne pour revenir à Rome tourner Shanduraï, un film à petit budget (trois millions de dollars), qui raconte le huis clos affectif de deux personnages: Mr. Kinsky (David Thewlis), un pianiste anglais, timide et maladroit, qui vit en solitaire dans un palais en ruine au coeur de Rome; et Shanduraï (Thandie Newton), une jeune réfugiée africaine, qui fait le ménage chez lui, en échange d’une chambre, en attendant que la dictature de son pays libère son mari de prison. Un film tout en silences et en nuances, où l’essentiel passe par l’image et la musique.

Pour Bernardo Bertolucci (qui nous a parlé en français, depuis Rome), Shanduraï représente «une tentative de retrouver un peu la liberté de mes débuts. Le vrai luxe, au cinéma, ce ne sont pas les millions de dollars, c’est la liberté. Faire un film à gros budget, comme Little Buddha ou Le Dernier Empereur, c’est quand même porter un poids sur ses épaules, et avoir une responsabilité qui vous fait toujours hésiter un peu. Alors, vous n’avez pas la chance de vous abandonner au plaisir, dit-il en riant.»

Lorsqu’un ami lui proposa de faire un téléfilm, Bertolucci se tourna vers son épouse, la scénariste et cinéaste Clare Peploe (High Season), et vers son idée d’adapter The Siege, une nouvelle du romancier anglais James Lasdun. «L’idée m’a tout de suite plu, même s’il a fallu changer certaines choses: la nouvelle se passait à Londres, la fille était une réfugiée d’Amérique latine et Kinsky avait 50 ans. La jeune femme et le vieux monsieur, j’avais déjà donné! Et puis, j’aimais l’idée de les filmer à Rome, parce que ça faisait de tous les deux des étrangers. J’aimais aussi l’idée que ce soit une histoire d’amour sur l’Autre.»

Du coup, ce qui devait être un téléfilm d’une heure est devenu une expérience cinématographique d’une heure quarante, et Shanduraï est devenu une fable de fin de siècle sur l’amour et la différence. Une simple, mais belle, leçon de cinéma, portée par les superbes images de Fabio Cianchetti et la bande sonore exceptionnelle d’Alessio Vlad – assemblage sonore riche et stimulant où les musiques de Bach, Scriabine et Mozart se marient et répondent aux chansons de Salif Keta et de Papa Wemba.

Terrains vierges
Faut-il voir dans le personnage de Kinsky – un artiste isolé, qui vit entre deux mondes, et se départit peu à peu de toutes ses oeuvres d’art – un double du cinéaste à la croisée des chemins que semble être devenu Bertolucci? «J’avoue que je m’identifiais particulièrement à la volonté de dépouillement du personnage. Comme le disait David Thewlis pendant le tournage: "Se débarrasser de tout, c’est un sacrifice; mais ça peut être aussi une forme d’extase." Et, dans ce sens-là, je pense que Shanduraï marque une nouvelle phase dans mon parcours.»

Ce parcours, Bertolucci le contemple aujourd’hui du point de vue d’un homme de 58 ans, qui a survécu à toutes les modes tout en restant fidèle à sa vision. «Je viens d’une époque où le cinéma avait commencé à réfléchir sur lui-même avec des gens comme Godard, que j’ai adoré… Mais à la fin des années 60, je me suis senti un peu coincé dans cette sorte d’impossibilité de communiquer avec le public.»

S’il témoigne d’une réelle nostalgie de cette époque, Bertolucci semble plus préoccupé par l’avenir, qu’il voit comme une période de grands changements. «Les films que j’ai aimés depuis deux ou trois ans sont des films faits par des gens qui essaient encore de réinventer le cinéma: des films comme Gummo, d’Harmony Korine, Le Fleuve, de Tsaï Ming-liang, ou Happy Together, de Won Kar-waï. Ces gens semblent avoir coupé le cordon ombilical avec le passé du cinéma et nagent dans le présent avec beaucoup de grâce.»

Avec Shanduraï, Bertolucci pense-t-il rejoindre ce cinéma-là? «Je l’espère, oui. Parce qu’après avoir été en Chine, au Sahara, au Népal et au Bhoutan, j’ai compris que la chose la plus fantastique, c’est d’avoir le sentiment de voir le monde avec un nouveau regard. Alors, le fait de filmer Rome, aujourd’hui, à travers les yeux d’une Africaine et d’un Anglais, ça m’a aidé à revenir à un certain cinéma avec ce regard-là. C’est une question de perspective, d’essayer de voir les choses pour la première fois. De retrouver, en quelque sorte, la virginité du regard…»

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