Festival de Toronto : Écran géant
Qui, dans l’organisation du 24e Festival du film de Toronto, a eu l’idée de donner le party d’ouverture au Sky Dome? Imaginez 4000 invités, un stand de tir, deux manèges de foire, quelques clowns, plusieurs bars à vin et vodka, et un groupe de huit musiciens sur une petite scène circulaire, perdus dans un lieu qui peut accueillir autour de 50 000 personnes. Ça sentait la démesure, l’enflure, et l’ambiance ressemblait à celle d’une réception de mariage aux petites heures du matin. Au-delà des considérations mondaines, le choix de ce lieu est un formidable exemple de la croisée des chemins à laquelle se trouve le Festival – ce que les économistes appellent «gérer la croissance». En optant pour cet éléphant blanc, la direction du «festival le plus important au monde après Cannes» (dixit Roger Ebert, un des «deux pouces en haut») a voulu faire un coup d’éclat… qui s’est transformé en pétard mouillé. Courtisant avec succès le public, les médias, l’industrie et le star-système hollywoodien, le Festival est devenu une grosse machine parfaitement huilée qui peut, maintenant, subir sans inquiétude les attaques (trop de vedettes, manifestation à l’ouverture contre la pauvreté, etc.) auxquelles sont habitués Cannes, Berlin et Venise.
Événement commercial, médiatique et mondain, le Festival de Toronto reste un endroit de rêve pour tout journaliste gourmand d’images. Quatre jours de présence sur dix, c’est peu, mais c’est suffisant pour voir une dizaine de films (pour la plupart intéressants), et constater la richesse d’une programmation où il faut parfois choisir entre un film de Lasse Hallstrom et la Palme d’or 99, ou entre les derniers Zonca et Soderbergh.
Le marathon s’est ouvert sur Felicia’s Journey, d’Atom Egoyan, enfant chéri du Festival qui, de Family Viewing à The Sweet Hereafter, en passant par Exotica, a constamment évolué, raffinant son métier de réalisateur, diversifiant ses intérêts (il a, dans les dernières années, mis en scène deux opéras, dont un qu’il a écrit) et s’affirmant comme un cinéaste important de cette décennie. Écrit par Egoyan (d’après le roman de William Trevor), Felicia’s Journey montre deux chemins qui se croisent: celui de Felicia (Elaine Cassidy), adolescente irlandaise à la recherche, en Angleterre, du jeune homme qui l’a mise enceinte; et celui d’Hilditch (Bob Hoskins), un chef traiteur, célibataire élégant et secret, et dont la mère (Arsinée Khanjian) fut vedette d’une émission de télé culinaire. Ces deux solitaires se rapprocheront, l’homme venant en aide à la voyageuse, mais le bienfaiteur inespéré a déjà une grande habitude des jeunes filles en détresse…
Ce qui frappe ici, c’est la maîtrise du médium qu’a acquisd Egoyan. Il tisse sa toile, construit ses personnages, et distille l’information avec une habileté redoutable. Fidèle à des thèmes qui lui sont propres (l’enfance meurtrie, la difficulté et le besoin de communiquer, l’importance des images, le voyeurisme, les apparences et le secret), il met ses deux personnages à l’avant-plan, et signe un «faux thriller» qui évoque vaguement Polanski et Hitchcock, oscillant entre le baroque et le psychologique. Pourtant, ce film parfois envoûtant ne séduit pas: la musique de Mychael Danna est particulièrement encombrante, le personnage de la mère semble sorti d’un autre film, et Felicia ne fait pas le poids face à un Hilditch sobrement composé par Hoskins. Sorte d’opéra intérieur sur la force et les ravages des blessures intimes, Felicia’s Journey est un film admirable, mais peu «aimable»…
Surprise, surprise
Quatre films de cinéastes confirmés ont retenu l’attention, particulièrement The Limey, de Steven Soderbergh, «film de détective» à la Bullitt dans lequel Terence Stamp se prend pour Eastwood en incarnant un voleur sorti de prison qui veut venger la mort de sa fille, petite amie d’un producteur de disques véreux (Peter Fonda). Le réalisateur de Sex, Lies and Videotape et d’Out of Sight ajoute une couleur à sa palette avec cet exercice de style drôle et brillamment mis en scène, qui fait penser aux premiers Altman. Après Sonatine et Hana-bi, Takeshi Kitano (alias Takeshi Beat) verse franchement dans la comédie avec Kikujiro où il incarne un bougon, pris pour accompagner un petit garçon parti sur les routes retrouver une mère qu’il n’a jamais connue. Tendresse naïve et humour absurde, un ton tantôt Nouvelle Vague, tantôt film pour enfants: ce road-movie séduisant et sobre est une belle surprise, de la part d’un cinéaste qui arrive là où ne l’attendait pas.
Solidement faits, mais sans grande originalité, les deux films suivants se laissent voir avec plaisir. Film d’apprentissage et réflexion sur le Bien et le Mal, The Cider House Rules montre un orphelin des années 40 (Tobey Maguire) qui découvre le monde, tombe amoureux d’une fille esseulée (Charlize Theron), puis reprend le flambeau du directeur d’orphelinat (Michael Caine), médecin avorteur, qui l’a élevé. John Irving lui-même a signé le scénario tiré de son livre L’oeuvre de Dieu, la Part du diable; et Lasse Hallstrom (What’s Eating Gilbert Grape?) mène rondement cette histoire classique et sans surprises, sinon la présence efficace de Heavy D et d’Erykha Badu! Fresque grandiose et académique, The Emperor and the Assassin, de Chen Kaige, montre l’unification de la Chine, 300 ans avant Jésus-Christ. Des figurants par milliers, des décors impressionnants, la beauté et le talent de Gong Li et le souffle de l’histoire: le réalisateur d’Adieu ma concubine n’égale pas David Lean, mais il s’en tire très bien.
Parmi les autres films vus lors de ce premier week-end torontois, citons Entre las piernas (Between Your Legs), de Manuel Gomez Pereira, dans lequel Javier Bardem et Victoria Abril incarnent deux sex addicts qui tombent amoureux l’un de l’autre: un mélo flamboyant comme seuls les Madrilènes peuvent en concocter. Un dérangement considérable, de Bernard Stora, où la jeune vedette de soccer (Jalil Lespert) d’une petite ville normande a une liaison avec la mère (Mireille Périer) d’un copain: une chronique socio-sentimentale assez réussie, dans la veine du cinéma français décentralisé actuellement prisé. The Five Senses montre comment la disparition d’une fillette, dans un parc public, affecte les vies de quelques personnes. Reprenant les parcours entrecroisés d’Eclipse, Jeremy Podeswa n’atteint pas la même fluidité. C’est bien écrit, bien filmé, bien joué (entre autres par Daniel MacIvor, Mary-Louise Parker, Pascale Bussières), mais ça laisse de glace.
Soyons charitables avec Gregg Araki, dont le dernier film (Splendor) est un croisement raté entre John Waters et une sitcom de bas étage, l’histoire superficiellement provocante d’une fille qui vit avec ses deux amants. Décevant.
Toronto Star
Lorsqu’une comédienne aussi estimée qu’Annette Bening annule sa venue au dernier moment (pour cause de quatrième grossesse!), le Festival soupire un peu, mais avec l’armée de vedettes annoncées, la déception est vite oubliée. Ces stars qui pullulent témoignent surtout du lien de confiance qui s’est développé entre l’organisation de Piers Handling et Michèle Maheux et les «veudètes». On ne peut pas en dire autant du FFM… Parmi les centaines d’invités qui ont accompagné leurs films dans la Ville-reine: Catherine Deneuve, Bruce Willis, Susan Sarandon, Robin Williams, Sigourney Weaver, Elton John, Sean Penn, Brooke Shields, Harry Connick Jr., Kevin Spacey, Denzel Washington, Holly Hunter, Ed Harris, Nathalie Portman, Jewel, Jeff Bridges, Ralph et Joseph Fiennes, Liv Tyler, Nick Nolte et William Hurt.
Sans oublier David Schwimmer, Ethan Hawke, Danny De Vito, Barbara Hershey, Emmanuelle Seigner, Ray Liotta, Sandrine Bonnaire, Bob Hoskins, Irène Jacob, Bill Pullman, Maggie Smith, Tim Roth, Kris Kristofferson, Miranda Richardson, Derek Jacobi, Jason Alexander, Sylvia Chang, Terence Stamp, Aidan Quinn, Skeet Ulrich, Campbell Scott et Gretchen Mol.
Et sans compter les cinéastes Paul Schrader, Jim Jarmush, Steven Soderbergh, Chen Kaige, Lawrence Kasdan, Wayne Wang, Lasse Hallstrom, Régis Wargnier, Kevin Smith, Giuseppe Tornatore, Neil Jordan, Mike Figgis, Michael Apted, Carlos Diegues, Benoît Jacquot, Gregg Araki, Istvan Szabo, Agnieszka Holland, Marco Bellochio et Ang Lee.
Un chausson avec ça, M. Losique?