Catherine Breillat : L’empire du sens
Cinéma

Catherine Breillat : L’empire du sens

Pour de nombreux spectateurs, Romance est un film porno. Mais pour CATHERINE BREILLAT, il s’agit d’une oeuvre féministe et religieuse. Rencontre avec une femme remarquée.

Novembre 1998, Paris. Catherine Breillat me reçoit chez elle, dans son grand appartement, en plein coeur du neuvième arrondissement. La cinéaste a les traits tirés, elle est visiblement tendue. Il faut dire qu’elle passe ses journées dans la salle de montage à plancher sur son tout dernier film, Romance, mettant en vedette Caroline Dulcey, une jeune actrice inconnue, et Rocco Siffredi, une star du porno – très connu, celui-là. Le film n’est même pas terminé que la machine à rumeur s’emballe déjà. Habituée à l’odeur du scandale, Breillat, dont les films – qualifiés de sulfureux – n’ont jamais connu un grand succès commercial, sent la pression et s’inquiète visiblement de l’accueil qui sera réservé à son dernier brûlot.

Août 1999, Montréal. Dimanche midi. Catherine Breillat apparaît dans le hall de l’hôtel Wyndham, quartier général du Festival des Films du Monde. La veille, Romance était présenté pour la première fois au public québécois. La réalisatrice, qui est passée par Los Angeles, où son film a été chaleureusement accueilli par la critique, a atterri à Montréal il y a 24 heures à peine. Elle est rayonnante. Cette femme de 50 ans, qui a déjà été la scénariste de Fellini et de Pialat, sait qu’elle tient entre les mains un film important. Breillat, celle par qui le scandale est souvent arrivé, est enfin en synchronisme avec son époque.

L’érotisme et la porno des femmes sont des sujets à la mode, et les réalisatrices sont de plus en plus nombreuses à filmer le sexe féminin sans dentelle ni vaseline sur la lentille. En ce sens, Romance ne pouvait pas mieux tomber. Depuis sa sortie, le film a soulevé des débats passionnés dans les médias (s’agit-il d’un film pro-femme ou anti-homme?) et suscite, on le constate en écoutant les échanges des cinéphiles à la sortie du film, des discussions enflammées. Catherine Breillat est aux anges.

À la même époque l’an dernier, vous sembliez inquiète. Pourquoi?
J’étais inquiète à propos du sens du film. Même si on ne découvre le sens d’un film qu’une fois son montage terminé, on sait qu’on a un film dans les mains quand on entre dans la salle de montage. Dans le cas de Romance, c’était différent. Quand je suis entrée en salle de montage, le film était encore à faire, il n’existait pas. Or, je suis très fière du résultat final. Je crois que le film me dépasse complètement. Il est mieux que ce que j’aurais pu faire de manière raisonnée. C’est un film sur le fil du rasoir, c’est le risque absolu. Et je suis contente d’avoir pris ce risque.

Pourquoi parlez-vous de risque? Parce que c’est un film sur le sexe?
Oui, c’est un film sur le sexe mais il ne fallait pas que cela devienne un film X pour autant. D’ailleurs, je l’avais signé dans tous mes contrats: Romance ne sera pas un film X. Cela dit, on devait tout de même tourner des scènes X et, pour tourner ces scènes, il fallait se débarrasser de toute censure car je suis persuadée que la censure fabrique ce dont elle est supposée nous préserver.

Par exemple, des acteurs qui jouent une scène à caractère sexuel, et qui ont très peur d’aller dans l’obscénité et la pornographie, posent des gestes faux qui font immédiatement exister cette notion de pornographie. Si on n’a pas cette peur-là et qu’on se laisse aller à quelque chose qui est l’expression naturelle amoureuse du corps, il n’y a pas de pornographie.

Serait-ce cette «expression naturelle» qu’on appelle aujourd’hui porno au féminin?
Oui, je crois que c’est cela. On peut également parler de crudité, ce qui n’est pas du tout pareil à la pornographie.

Ce qu’il est d’usage d’appeler pornographie est en fait l’image sexuelle véhiculée par l’industrie pornographique alors qu’à l’origine, la pornographie était un très beau mot dans lequel il y avait l’éros et le thanatos, quelque chose qui était profondément humain.

Dans la porno actuelle, il n’y a pas de thanatos, il n’y a pas l’instinct de mort qui réhabilite l’avilissement et lui donne un caractère humain. Or, l’avilissement sans aucune conscience de l’instinct de mort, c’est de la concupiscence et ça, c’est la chose la plus abjecte qui soit.
L’industrie pornographique, c’est le regard des hommes et l’illustration de leur absence d’amour, de leur mépris et de leur haine pour les femmes. Moi, j’ai envie de faire des films où les femmes font l’amour et n’en sont pas du tout dégradées mais deviennent d’une certaine façon transcendées. Elles sont embellies, ennoblies. Car je pense personnellement que la femme qui fait l’amour est noble. Ce n’est pas une vache qui pousse des cris. Il y a des milliers de films où l’on nous montre comme ça alors qu’il n’y en a pas beaucoup, à part L’Empire des sens, où on voit que faire l’amour, c’est quelque chose qui donne du mystère et de la beauté aux femmes. Et non pas de l’abaissement.

Il y a quelque chose de quasi religieux dans votre vision de la sexualité féminine. Pouvez-vous l’expliquer?
Vers la fin du film, il y a cette scène où le corps de Marie est coupé en deux. D’un côté, il y a le fiancé, jeune homme charmant et bien élevé, dans un décor tout blanc; et de l’autre côté du mur, il y a ces hommes en rut qui déambulent et qui prennent les femmes aveuglément, avec une grossièreté totale. L’idée de ce corps coupé en deux, ça vient des dogmes religieux qui disent qu’il faut préserver la femme, la garder digne. Mais au fait, de quoi est-elle indigne?

En filmant Romance, je me suis dit qu’il fallait travailler sur le concept d’obscénité. Est-ce que l’obscénité existe? Quand on se met en face sa propre obscénité, c’est-à-dire qu’on filme son propre sexe, est-ce que c’est obscène? Ma réponse est: "Non, ce n’est pas obscène, car ce n’est pas une image sale ni avilissante." Par contre, c’est tabou. Et le tabou, il faut le prendre pour ce qu’il est, soit une chose initiatique, un moment secret et ténébreux qui fait peur, le passage «transmutatoire» de l’organique au sublimé.

En fait, le sexe des femmes est une porte qui sert à transgresser le tabou. Et qui dit tabou dit sacré. Et je crois que c’est pour cela que la religion a tellement besoin d’avilir les femmes, de couper leur corps en deux, de fermer le passage. La religion veut ainsi se garder le privilège du sacré.

Chose rare, Romance aborde aussi le désir masculin d’un point de vue féminin. Vous dites en gros que le désir des hommes est plus fragile que celui des femmes. Pourquoi?
Le problème des hommes, c’est qu’ils ne peuvent pas faire semblant. Donc, quand ils ont un manque de désir de la femme qu’ils côtoient depuis longtemps, ça se voit.

Le manque de désir féminin est assez simple à gérer: même quand on en a plus ou moins envie, on s’y met un peu et on finit par en avoir très envie. De plus, les femmes s’accoutument au fait qu’il n’y ait plus d’amour physique dans leur couple. Or, cette absence d’amour physique est plus souvent qu’autrement engendrée par les hommes. Ils refusent de le dire parce que cela remet en cause leur virilité, mais posez-vous la question: Qui est-ce qui vous tourne le dos le premier dans la relation en vous disant: je dois dormir? C’est toujours l’homme. Tout à coup, son travail prend une grande importance. Il est très fatigué et demain il a un rendez-vous capital. Au fond, ce qu’il vous dit, c’est que vous, vous n’êtes pas fatiguée et que ce que vous faites n’a aucune importance. C’est le début de l’engrenage, du fait qu’il va se trouver si important dans son travail d’homme qu’il ne peut plus être un amant.

Il faut regarder la réalité en face: le désir des hommes est plus fragile que celui des femmes. Et alors! Ce n’est pas pour ça qu’ils ne sont pas virils. Ils ont un sexe mais leur désir est fragile. Impérieux, parce que fragile. Cela peut se comprendre et très bien se vivre, mais ça implique qu’ils ne sont pas les maîtres du monde. Et ils sont incapables de vivre avec cette vérité-là.

Considérez-vous Romance comme un film féministe?
Je ne suis pas dans la lignée du féminisme français, très dogmatique et très étroit et, tout compte fait, assez gouine, il faut quand même le dire. Moi, j’adore les hommes, je ne veux pas dire que je ne les aime pas. Cela dit, je me considère comme ultra-féministe. Je me sens concernée par les femmes et toute humiliation qui est faite aux femmes m’est faite à moi.
Romance n’a pas été fait pour véhiculer les dogmes féministes; mais comme je le suis très profondément, ça se retrouve forcément dans le film puisqu’il est bâti sur ma révolte contre la place qui est faite aux femmes _ qui est quand même assez monstrueuse! _ et à l’identité qu’on nous donne dans la société. Je trouve que cette identité est tellement malheureuse qu’une des seules manières que les femmes aient trouvée pour être heureuse, c’est dans le masochisme, en trouvant du plaisir dans le rôle qu’on nous a assigné.

À vrai dire, je ne m’attendais pas à ce que le film soit si féministe. Pour tout dire, ça m’a abasourdie.