

Matroni et MoiJean-Philippe Duval : Courant éclectique
Faux polar et vraie histoire d’amour, comédie burlesque et conte philosophique, western urbain entre la bande dessinée et le fantastique, Matroni et Moi, de JEAN-PHILIPPE DUVAL, s’éclate et part dans tous les sens. Inégal et dynamique.
					
											Georges Privet
																					
																				
				
			Quand Alexis Martin, l’auteur, acteur et metteur en scène de Matroni et Moi, demanda à Jean-Philippe Duval s’il était intéressé à filmer une captation vidéo de sa pièce, le jeune cinéaste lui répondit: «C’est une bonne idée, mais pourquoi pas en faire un long métrage pour le cinéma?»
«Quelque temps après, j’ai appelé Roger Frappier, explique le réalisateur de 31 ans, et il est allé voir la pièce avec sa fille. Il m’a rappelé le lendemain en me disant qu’ils avaient adoré ça, et que le projet l’intéressait. Mais il m’a tout de suite demandé: "Comment est-ce que tu vas faire un film avec cette pièce-là?"»
La question de l’approche était évidemment cruciale au  succès ou à l’échec de Matroni et Moi – l’adaptation  cinématographique de la comédie existentielle d’Alexis Martin  racontant la rencontre de Gilles (Alexis Martin), jeune  étudiant en philosophie, imbu de sa science, et de Guylaine  (Guylaine Tremblay), serveuse de bar sympa et sans prétention.  Une histoire d’amour aussi naïve qu’improbable qui prend vite  une tournure surréaliste, lorsque Gilles se met en tête d’aider  le frère escroc de Guylaine (Gary Boudreault) dans ses démêlés  avec Matroni (Pierre Lebeau), un petit pègreux tragi-comique.  Un peu comme si Woody Allen débarquait chez Les Affranchis, de  Scorsese…
  Pour Jean-Philippe Duval, qui s’attaquait à ce premier long  métrage pour le cinéma, après des documentaires comme La vie a  du charme et des téléfilms comme L’Enfant des Appalaches, «le  défi de l’adaptation était de retrouver, avec les moyens du  cinéma, la folie, la dérision et l’humour qu’Alexis avait su  créer au théâtre; le côté un peu nowhere des décors à la Sol et  Gobelet; ce mélange de genres où l’on joue avec toutes sortes  de conventions, où l’on passe d’une histoire d’amour un peu à  l’eau de rose à des dialogues remplis de réflexions  philosophiques, puis à une espèce de faux polar un peu  grotesque.» Ce défi était d’autant plus difficile à relever que  Duval devait le faire en développant aussi tout ce qui formait  le «hors-champ» de la pièce. «Avec Alexis, on a ajouté la  rencontre de Gilles et de Guylaine sur une plage aux  États-Unis, ainsi que l’histoire de l’enveloppe et les  poursuites. J’ai développé toute la trame du "truck de  bumpers", modifié l’entrée en scène du père, et renforcé le  personnage de Matroni. Mais tout ça devait d’abord plaire à  Alexis. Pour moi, c’était le premier spectateur du film.»
Pour trouver un équivalent filmique aux changements de ton de la pièce, Duval décida d’opter pour un style éclectique, à la fois vaguement rétro et intemporel: «Quand je décrivais le projet à Roger, je lui parlais souvent des séries américaines et des films que je regardais quand j’étais ti-cul: Hawaï 5-0, Cosmos 1999 et Mission Impossible, les films de Sergio Leone et des trucs comme Bullitt. Y a tout un imaginaire là-dedans que j’aime beaucoup… Je voulais que la cour à scrap de Matroni ait l’air sortie de Batman; que les voitures qu’on voit dans les poursuites soient des chars américains des années 70; que l’appartement de Guylaine soit dans un coin un peu vague de Montréal. Il me semblait que cette histoire-là jonglait tellement avec la réalité et l’imaginaire qu’il fallait adopter un traitement un peu surréaliste et intemporel.»
Au-delà du réel
  De fait, l’aspect le plus frappant de Matroni et Moi est son  éclatement formel (qui a très peu de précédents dans notre  cinéma). Exploitant toutes les ressources d’un budget de 3,2  millions de dollars, et d’un horaire de 35 jours de tournage,  Duval, son directeur-photo (André Turpin) et ses monteurs  (Alain Baril et Martin Savaria) ont concocté un film-toupie qui  bouge à un rythme rarement vu ici: une comédie en Scope (ou en  Super 35, pour être plus exact), qui compte «entre 120 et 130»  effets optiques, multiplie les mouvements de grues, les scènes  de poursuite et les ralentis, et prend un malin plaisir à  cumuler les ruptures de ton et de style.
Pour Duval, ce délire ne devait toutefois pas obscurcir l’essence de la pièce. «La pièce est très drôle, c’est sûr, mais ce qui m’habitait vraiment, c’était la quête idéaliste de Gilles: la question de la conscience morale et de la responsabilité civile. On vit en société et on a tous des idées et des opinions. Mais combien d’entre nous sont prêts à défendre leurs principes et à se battre pour leurs convictions? Je pense que c’est un thème mauditement important, surtout aujourd’hui. Comme le dit le père de Gilles: "Avant de sauver le monde, peut-être qu’il faut que tu t’occupes des gens autour de toi." Il y a les grands principes et il y a la réalité. Avant d’entreprendre des grandes manifestations, il faut commencer par les gens autour de soi.»
Comédie philosophique, à mi-chemin entre l’histoire d’amour et le faux polar, Matroni et Moi est un film qui ne manque ni d’ambition ni d’énergie. Mais le mariage entre l’humour et la farce n’est pas toujours convaincant (à moins de croire facilement que Gilles peut être le genre de philosophe qui pense qu’un «crosseur» est un joueur de crosse…), et les éléments de comédie, de cauchemar existentiel et de western urbain ne s’harmonisent pas toujours de manière satisfaisante. On a l’impression que le film voudrait être à la fois Broadway Danny Rose, After Hours et Il était une fois dans l’Ouest! Le résultat est un divertissement souvent sympathique, et parfois amusant (plusieurs, à la projection de presse, riaient ferme…), mais qui donne toutefois rapidement l’impression de bouger très vite sans aller nulle part, et de parodier des clichés et des conventions d’une manière qui relève elle-même du cliché et de la convention.
Restent le jeu toujours fascinant du prodigieux Pierre Lebeau; les dialogues souvent savoureux d’Alexis Martin (surtout dans la seconde partie); et l’impression de découvrir – malgré les excès de ce premier long métrage – un cinéaste qui amène quelque chose de nouveau au cinéma québécois: une manière originale, à mi-chemin entre le fantastique et la bande dessinée, d’aborder le gouffre qui sépare nos rêves de la réalité. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que cet ex-étudiant en sciences (né en mai 68!) travaille en ce moment sur deux projets – un pour le cinéma, l’autre pour la télévision – qui l’amèneront à réaliser un vieux rêve: s’attaquer au monde de la science-fiction.
Dès le 8 octobre
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