Tout sur ma mère
Porté par la critique et l’accueil enthousiaste des festivaliers, Pedro Almodovar a accepté, en mai dernier, le Prix de la mise en scène du Festival de Cannes avec un grain de sel, sûr qu’il était de remporter la Palme d’or. Les prix passent, les films restent…
On n’a malheureusement pas pu voir Tout sur ma mère à temps pour vous en parler, mais si l’on se fie aux échos cannois, c’est l’un des films les plus réussis du réalisateur de Femmes au bord de la crise de nerfs.
Cruelle ironie du sort: alors que Tout sur ma mère raconte la quête d’une femme qui, à la mort de son fils, part à la recherche du père de son enfant, le cinéaste madrilène ne viendra pas à Montréal car sa mère vient de mourir… Dans ce treizième long métrage, Almodovar assume encore plus ouvertement son amour du mélodrame, citant All About Eve, A Star Is Born et The Bad and the Beautiful comme inspirations. Plus réservé depuis quelques années (La Fleur de mon secret), et plus maîtrisé dans son écriture (En chair et en os), le réalisateur d’Attache-moi! a encore quelques tours bien sentis dans son sac puisque, cette fois-ci, le père de Tout sur ma mère s’avérera être une femme… Avec Cecilia Roth, Marisa Paredes et Penelope Cruz. Sortie le 29 octobre. (É. Fourlanty)
Sue
Film intimiste à petit budget, l’étonnant Sue, d’Amos Kollek, amorce le nouveau départ d’un auteur quasi inconnu, qui avait signé jusque-là des oeuvres peu vues, malgré leurs prétentions commerciales (Goodbye New York, High Stakes, Whore 2…).
C’est dire la révélation que représente ce film maudit (qui, deux ans après avoir été terminé, n’a toujours pas trouvé de distributeur dans son pays) dont l’esthétique renvoie au cinéma des années 70 et dont l’intensité évoque les meilleurs Cassavetes. Que raconte Sue? En une phrase: l’errance d’une femme au bord du précipice (l’extraordinaire Anna Thompson) qui perd son emploi, ses amants et son logement, au milieu d’un automne froid à New York. Mais l’intérêt du film de Kollek tient surtout à la précision de ce portrait d’une «femme sous influence»; à la justesse avec laquelle il illustre la spirale déprimante des entrevues d’emploi qui ne mènent à rien, des amants qui partent trop vite, des repas de minuit dans les restaurants de beignes et des déjeuners liquides dans les bars mal famés; à la façon dont il capte aussi le besoin d’amour de cette écorchée vive qui affirme ne s’exprimer «qu’à travers le sexe»; à la manière dont il filme la dérive bouleversante de ce corps superbe mais prématurément ravagé à travers une ville glaciale et indifférente.
Ajoutez une actrice qui vous donne l’impression de découvrir l’équivalent d’une Meryl Streep ou d’une Gena Rowlands, et une fin aussi simple qu’émouvante, et vous avez un joyau sombre et tranchant, qui s’imposera sans doute comme l’une des révélations de cette 28e édition. (G. Privet)
Petits Frères
Alors que son beau-père, alcoolique et violent, revient à la maison après des mois d’absence, une fille de 14 ans fugue avec son pit-bull, et squatte dans une cité de banlieue où elle se liera d’amitié avec quatre jeunes qui voleront son chien pour le vendre au plus offrant.
Il faudrait bien, un jour, que quelqu’un fasse un making of d’un film de Jacques Doillon. Qu’on essaie de comprendre comment ce diable d’homme parvient à faire gagner des prix d’interprétation à des actrices de quatre ans, comment il a réussi, dans ce cas-ci, à rendre des amateurs de moins de 15 ans aussi crédibles. Certains disent que tout film de fiction est un documentaire sur des acteurs. Ce qui semble être une boutade prend tout sons sens dans un tel film.
À l’instar de Robert Morin, pour Quiconque meurt…, Doillon a littéralement demandé à Stéphanie Touly, Iliès Sefraoui, Mustapha Goumane, Nassim Izem et Rachid Mansouri, les cinq jeunes protagonistes, de jouer leur vie. Vivant tous dans une cité, ces cinq «natures» ont fait l’acteur pour incarner ces marginaux de la marge que sont les «petits» pour qui le présent ressemble déjà à la délinquance. Comme pour Ponette, Doillon traite ces adolescents à peine sortis de l’enfance à hauteur humaine, avec respect et lucidité, sans complaisance ni joliesse. Ni militant à la Tavernier, ni moraliste à la Loach, ni virtuose à la Kassovitz, ni documentariste à la Wiseman, Doillon pose un regard de créateur sur des personnages qui sont des humains avant d’être une «situation sociale». Provocant et remarquablement écrit, Petits Frères force la réflexion sans apporter de réponses toutes faites: la marque d’un cinéaste intègre, artiste de son temps. (É. Fourlanty)
Voyages
Ex-assistant de Kiewslowski, de Godard et de Tavernier, Emmanuel Finkiel signe, avec Voyages, un premier long métrage tout simplement remarquable. Sa réussite est d’autant plus impressionnante que c’était un projet ambitieux, risqué et assez difficile à décrire. Pour y arriver, on pourrait dire que Voyages est une méditation complexe sur l’Holocauste, la mémoire, le judaïsme et l’exil; que son scénario entremêle habilement les récits de trois juives âgées partant à la recherche (en Pologne, en France et en Israël) d’un élément de leur passé; et que la distribution de cette oeuvre de fiction à l’allure quasi documentaire est presque exclusivement composée d’acteurs du troisième âge, dont la plupart (à quelques rares professionnels près) «jouent» pour la première fois de leur vie…
Mais cette description ne rendrait pas compte de la justesse, de l’habileté et de la finesse avec laquelle Finkiel a réalisé ce qui aurait bien pu avoir l’air (en termes de structure, en tout cas) d’une sorte de Pulp Fiction ou de Before the Rain de la Shoah. Or, la force du film tient précisément à la subtilité avec laquelle Finkiel a su gommer tout ce qui aurait pu trahir les fils d’une dramaturgie ou la main d’un metteur en scène pour aller, de façon presque invisible, au coeur même de son sujet: l’angoisse indicible de l’âme juive, transmise de mère en fille et de pays en souvenirs. Son film – sobre, mélancolique et culminant dans une fin tout simplement parfaite – est sans doute (j’hésite un peu à l’écrire…) un authentique chef-d’oeuvre. (G. Privet)
Courts métrages
Avec 82 courts métrages, le Festival fait la part belle à ce format exigeant et sous-estimé. Regroupés sous différents thèmes (Transit, Réminiscence, Le Corps du temps, Le Gai savoir, etc.), les productions de cette année témoignent de la diversité et de la vitalité du court métrage à travers le monde.
Parmi la sélection, soulignons Décharge, du Montréalais Patrick Demers (Nouveau Visage 99 dans Voir), qui nous arrive avec un prix du Festival de Toronto. Tourné en noir et blanc, en deux jours, ce petit film nerveux montre un couple (Sonia Vigneault et Pierre Gendron) qui, arrivant à leur chalet, tombe sur un ami (Pierre Brassard) en train de péter les plombs. Le style déjà affirmé d’un cinéaste à surveiller.
En moins de dix minutes, Ketchup, des Belges Manu Coeman et Ivan Goldschmidt, suit les clients d’un restaurant à l’heure du coup de feu, selon le point de vue d’une bouteille de ketchup qui se promène de table en table. Un ton mi-comique, mi-dramatique qui évoque celui de Pendant ce temps…, excellent court métrage de Ghyslaine Côté, et un jeu d’acteurs savoureux.
Participant de la première heure à La Course autour du monde, puis réalisateur de celle-ci, Mario Bonenfant signe un court métrage attachant sur une femme (Violette Chauveau) qui tente d’entrer en contact avec des inconnus par l’entremise de son cellulaire. Exercice de style mélancolique et ironique sur l’incommunicabilité, Appelez-moi Alex se réclame d’un cinéma des années 60, façon Nouvelle Vague, enrichi par les préoccupations formelles des dix dernières années. Parmi les films d’animation présentés en visionnement de presse: More (énième version de Métropolis); Feeling My Way, séduisante balade britannique; et Fugue, exercice de style assez longuet, merci. Soulignons Maaz, de Christian Volckman, dont l’intrigue est savamment poético-nébuleuse, mais dont les images sont sidérantes, mélange d’expressionnisme, de nouvelles technologies et d’onirisme à la Cocteau.
Projet inédit, L’Abécédaire regroupe 28 (É et È comptant pour des lettres…) vidéastes à qui Vidéographe a demandé de choisir une lettre de l’alphabet, et d’y consacrer une courte bande. Nelson Henricks, Mireille Dansereau, Pascale Malaterre, Charles Guilbert, Robin Aubert, Isabelle Hayeur, Mario Côté, Jean Chabot: les «abécédéristes» viennent de tous les horizons pour un document qui, inévitablement, attise la curiosité. (É. Fourlanty)
Rosie
À 13 ans, Rosie (Aranka Coppens) est entre la femme et l’enfant, entre le désir d’être une autre et les mensonges des adultes; à l’orée du danger. Supportant son quota de misère sociale, elle déraille, mal entourée de sa mère aimante (Sara de Roo), de son oncle bizarre (Frank Vercruyssen), de l’amant de sa mère (Dirk Roofthooft) et de Jimi, son prince (Joost Wijnant).
Misérabilisme de banlieue, avec échappées aux portes de la folie: Patrice Toye aurait pu perdre l’équilibre entre réalisme et onirisme. Avec talent, elle n’appuie pas le mélodrame, un poids qui aurait été trop lourd pour l’étonnante jeune actrice. On avance à pas mesuré dans le documentaire social, on frise l’angoisse, le malsain, voire le dérangeant, notamment avec un rapt d’enfant. Avec la même légèreté – mais un peu moins de doigté – , on décolle dans le rêve, sans savoir où l’on va. Et ce sont ces aiguillons d’incertitude, servis à chaque scène, et le sentiment que le pire est à venir, qui bousculent et bouleversent. De plus, aucun personnage ne termine le film comme il l’a commencé: chacun dévoile son vrai visage avec lenteur, prenant, dans la plupart des cas, le spectateur par surprise. La musique de John Parish (alias PJ Harvey) contribue a tisser le malaise.
Ce premier long métrage flamand assez bien mené vaut le coup d’oeil, ne serait-ce que pour deux constat: l’enfance brisée met une vie à s’en remettre, et l’Angleterre n’a pas le monopole du réalisme social. (J. Ruer)
8 1/2 Women
Le nouveau film de Peter Greenaway (que nous n’avions toujours pas vu au moment d’écrire ces lignes) débarque à Montréal après avoir suscité peu d’enthousiasme – et beaucoup de huées! – au dernier Festival de Cannes. Il n’y a d’ailleurs rien d’étonnant à cela puisque Greenaway a toujours divisé la critique et que de plus, il s’attaque cette fois à un sujet particulièrement chargé: à savoir, le monde des fantasmes masculins.
Pour ce faire, Greenaway nous invite dans un château où un père et son fils (John Standing et Matthew Delamere) ont réuni une «collection» de femmes dont chacune est censée illustrer un fantasme masculin: de la nonne (Toni Collette) à l’Orientale soumise (Kirina Mano), en passant par la pute au grand coeur (Polly Walker) et la cul-de-jatte (Manna Fujiwara – dont la présence justifie ce titre en forme de clin d’oeil à Fellini).
On imagine facilement l’attrait que cette succession de fantasmes a dû exercer sur ce passionné des encyclopédies et des références qu’est l’auteur de Meurtres dans un jardin anglais et de Pillow Book. Mais 8 1/2 Women est apparemment aussi (et ça, c’est nouveau chez Greenaway…) un film qui fait plus de place aux dialogues qu’à la musique, et qui multiplie les gros plans et les références cinématographiques. Faut-il y voir le renouvellement d’un cinéaste en évolution constante (comme l’ont prétendu ses admirateurs à Cannes); ou bien les nouveaux tours d’un poseur talentueux qui commence à radoter (comme l’ont affirmé ses détracteurs cannois)? Dans un cas comme dans l’autre, le résultat devrait valoir le détour… (G. Privet)
Felicia’s Journey
Adolescente irlandaise à la recherche, en Angleterre, du jeune homme qui l’a mise enceinte, Felicia (Elaine Cassidy) croise le chemin d’Hilditch (Bob Hoskins), un chef traiteur, célibataire élégant et secret, dont la mère (Arsinée Khanjian) fut vedette d’une émission culinaire télévisée. Ces deux solitaires se rapprocheront, l’homme venant en aide à la voyageuse, mais le bienfaiteur inespéré a déjà une grande habitude des jeunes filles en détresse…
Avec The Sweet Hereafter, Atom Egoyan avait su conjuguer son amour des jeux de structures, sa distanciation coutumière et une émotion inédite. De Family Viewing à Felicia’s Journey, l’évolution d’Egoyan est admirable, et ce qui frappe ici, c’est la maîtrise du médium qu’a acquise le cinéaste. Il tisse sa toile, construit ses personnages, et distille l’information avec une habileté redoutable. Fidèle à des thèmes qui lui sont propres (l’enfance meurtrie, la difficulté et le besoin de communiquer, l’importance des images, le voyeurisme, les apparences et le secret), il met ses deux personnages à l’avant-plan, et signe un «faux thriller» qui évoque vaguement Polanski et Hitchcock, oscillant entre le baroque et le psychologique.
Pourtant, ce film parfois envoûtant ne séduit pas: la musique de Mychael Danna est particulièrement encombrante; caricatural, le personnage de la mère semble sorti d’un autre film; et la construction alambiquée de l’ensemble semble artificielle. Sorte d’opéra intérieur sur la force et les ravages des blessures intimes, Felicia’s Journey est un film admirable, mais bien peu «aimable»… (É. Fourlanty)
Godard à la télé: 1960-2000
Jean-Luc Godard n’aime pas la télévision, mais il en est un des meilleurs sujets. Jouant sur ce paradoxe, Michel Royer, spécialiste en archives audiovisuelles, a sorti tout ce qu’il y avait de mieux sur le réalisateur. Cela donne Godard à la télé: 1960-2000, un collage souvent drôle, parfois émouvant et toujours saugrenu des meilleurs passages du Franco-Suisse à la télé. Pressé et bourratif, le documentaire est on ne peut plus télévisuel. Il est l’illustration évidente du leitmotiv du cinéaste: «On n’a pas le temps de voir à la télévision. On gobe.» Mais ce film a le grand mérite de mettre en valeur la croisade acharnée de Godard. On le voit vieillir et changer de voix, mais il va à la télévision depuis 40 ans dans le seul but de la descendre, avec la même foi, la même douceur obstinée et une morgue superbe.
Il s’emmerde à analyser les images d’actualités de 7 sur 7, donne une leçon de journalisme à Philippe Labro, un cours de cadrage avec Yves Mourousi en mannequin et envoie balader ceux et celles qui ne savent pas ce qu’ils disent. Pour la télévision, Godard, c’est la bête du Gévaudan, le Gainsbourg du cinéma. Il est souvent très grand dans ses formules, toujours bavard et parfois pris au piège, notamment dans une douloureuse séquence avec Anna Karina, un des moments les plus insoutenables du petit écran. Plus qu’un essai sur une réflexion cinéma-télé, ce film offre un constat terrible: celui d’un homme seul qui répète qu’il ne comprend pas ce médium, alors qu’il devrait, en homme d’images, s’en faire une partenaire. Il se sent et se sait perdu dans son propre monde. Bref, un film idéal pour des étudiants en communication qui veulent changer des choses… (J. Ruer)
Le Pétomane
Joseph Pujol fut la gloire du music-hall parisien à la fin du siècle dernier. Le brave homme, destiné à être boulanger, avait un anus musical. Sur la scène du Moulin-Rouge, il pétait de façon mélodieuse, faisant hurler de rire les rombières et les bourgeoises. Pour Le Pétomane: Fin de siècle fartiste, Igor Vamos a interrogé des gens calés, musicologues, critiques culturels et un incroyable collectionneur, pour situer le succès du Pétomane. Car l’artiste avait réussi à éclipser Sarah Bernhardt et comptait Freud, Edison, Meliès, Erik Satie, les frères Lumière et Alfred Jarry parmi ses admirateurs!
Bref, c’est drôle, mais pas très marrant. Ce vidéo est un reportage sans tache, façon PBS, qui, même en voulant assimiler un pétomane à un anarchiste, ne nous mène pas très loin. Les élucubrations et diversions sont un peu trop sidérantes, voire ennuyeuses. Nous ne partons que d’un vent, après tout. Enfin, quelle triste bande-son: il n’y a pas un pet! Dommage: on aurait ri… (J. Ruer)
The Limey
Apprenant la mort de sa fille (Amelia Heinle), qu’il n’a pas vue depuis des années, un bandit britannique à la retraite (Terence Stamp) débarque en Californie pour se venger. Il partira sur la trace du chum de sa fille, un producteur de disques véreux (Peter Fonda), qui pourrait bien être responsable de la mort de la jeune femme.
Le huitième film de Steven Soderbergh (Sex, Lies and Videotape, Kafka, Out of Sight) est un formidable exercice de style, qui évoque les films de détectives des années 60 à la Bullitt, mais dont la narration (qui multiplie les flash-back et les flash forward) est résolument moderne. Ambiance ultra-cool et montage nerveux, images surexposées et ironie onirique: Soderbergh joue avec le spectateur, l’invitant à assembler les pièces du puzzle que constitue la quête du père vengeur; allant jusqu’à intégrer des scènes de Poor Cow, de Ken Loach, un film de 1967 dans lequel Terence Stamp incarnait un bandit britannique! Celui-ci s’amuse comme un petit fou (et nous aussi…) dans la peau d’un Clint Eastwood british. Jouissif. Sortie en salle le 22 octobre. (É. Fourlanty)
Haut les coeurs!
Emma (Karin Viard) attend la naissance de son premier bébé lorsqu’on lui apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein. Contre l’avis de son médecin, elle décide de garder son enfant tout en luttant contre son cancer, de faire tout ce qui est en son pouvoir pour porter son bébé à terme.
Haut les coeurs!, le premier long métrage de Solveig Anspach, raconte ce combat de la vie contre la mort, sans effets de manche et sans fausses notes. La réalisatrice (qui vient du documentaire, et qui a elle-même souffert du cancer) évite les écueils du docudrame et du film de CLSC en faisant tout simplement (mais résolument) corps avec un personnage qui n’est ni une héroïne ni une martyre. À la fois lucide et serein, intime mais pudique, Haut les coeurs! est un film apparemment simple mais complexe dont le scénario et la mise en scène déjouent nos attentes sans jamais attirer l’attention sur eux-mêmes: le compagnon d’Emma (Laurent Lucas) n’est pas ce dont il a l’air et ne fera pas ce qu’on attend de lui; le film évoque adroitement les répercussions amoureuses et sexuelles de la maladie; et l’auteure développe parallèlement (et très subtilement) un discours qui rejoint progressivement le social et politique.
Avec son titre merveilleusement double (l’expression désigne un malaise, mais est aussi une invitation au combat), Haut les coeurs! s’impose comme un film synchrone avec son époque, même s’il ne joue sur aucune mode: une fable sans morale sur la vie et la mort, où la vie (bien que plus fragile) est une force aussi inexorable que la mort… (G. Privet)
Siao Yu
Entrés illégalement aux États-Unis, Siao Yu (Rene Liu) et son amoureux, Giang-Wei (Chung-Hua Tao) ont besoin de la fameuse carte verte. Seul moyen de l’obtenir: se marier avec un Américain. Siao Yu épouse donc Mario (Daniel J. Travanti), un journaliste qui doit éponger une dette de jeu. Ils cohabitent difficilement, entre les ruades de l’épouse de Mario (Marj Dusay), et les coups de Gang-Wei, déchaîné quand il apprend que Mario est bigame. Siao Yu devra choisir entre un amour bancal et une douloureuse indépendance.
Le sujet de l’avant-dernier film de Sylvia Chang est simple et touchant, et la facture, très bien ciselée. Plus que dans la crasse politico-sociale de l’immigration, Siao Yu joue dans le dédale du coeur humain, sans tomber dans le mélo sirupeux ou le drame urbain, entre aride et sordide. Le cinéma de Chang est direct et sûr. Dialogues brefs et intelligents: la réalisatrice a bien fait de choisir l’économie. Il lui suffit de quelques scènes, dont la superbe toute première, pour placer à la fois le caractère des protagonistes et leur situation. Une épargne qui a du mordant, et qui laisse une latitude superbe aux acteurs, tous impeccables. Particulièrement Daniel J. Travanti, comédien de la télé américaine, qui passe de l’abattement à la vivacité avec un naturel confondant. Excellent casting, mais surtout belle direction d’acteurs pour le premier film new-yorkais de Sylvia Chang. (J. Ruer)
Moloch
Ça commence plutôt bien, avec l’étrange ballet d’une jeune femme nue, dansant silencieusement, comme dans un rêve, sur les terrasses désertes d’un château gothique, enveloppé d’une brume délicieusement théâtrale. Puis, on apprend que la jeune femme s’appelle Eva, qu’elle attend son cher «Adi», et que Moloch (qui s’ouvre évidemment au son de la musique de Wagner) racontera les vacances d’Hitler, d’Eva Braun et de leurs proches à Berchtesgaden. Pourquoi?
Difficile à dire, car Alexandre Sokourov (Mère et Fils) ne s’intéresse visiblement pas à l’analyse psychologique, politique ou même mythologique du «phénomène Hitler». Son film semble plutôt vouloir cerner la part d’humanité d’un monstre (le Moloch est une divinité généralement associée au sacrifice d’enfants) dont il filme – pendant 102 longues minutes – les délires prévisibles sur la mort, la merde et la dégénérescence de son propre corps. Le tout, dans un décor franchement théâtral, tourné dans des teintes de vert-gris obsédant, qui donnent à Hitler, Bormann et Goebbels l’air d’un trio de morts-vivants pataugeant dans un cloaque surréaliste.
Le scénario (pourtant primé à Cannes!) sème vite l’ennui, la mise en scène est maniérée et répétitive, et la «réflexion sur les ténèbres de l’âme humaine» est à la fois prétentieuse et puérile. Reste le trouble distillé par ces images verdâtres, sombres, presque floues, comme un cauchemar insaisissable, qui collent à la peau bien plus longtemps (et sont bien plus éloquentes) que le verbiage de ce huis clos étonnamment lourd et banal. (G. Privet)
Let It Come Down
«Si je suis encore ici aujourd’hui, c’est uniquement parce que je m’y trouvais le jour où je compris que le monde enlaidissait, et que je n’avais plus envie de voyager.» Voilà ce qu’écrivait Paul Bowles, à propos de Tanger, dans Mémoires d’un nomade, autobiographie parue en 1972.
L’homme entamait alors la soixantaine. Il en a aujourd’hui 89, mais il est toujours au Maroc, et pour les mêmes raisons. Il fume toujours du «kif», parce que ça lui nettoie l’esprit, qu’il se sent bien, qu’il ne ressent aucune douleur. L’auteur d’Un thé au Sahara se raconte librement dans Let It Come Down, documentaire que Jennifer Baichwal, cinéaste d’origine montréalaise, lui a consacré. Étendu sur un lit chargé de coussins, fumant sa drogue douce avec un fume-cigarette, laissant la caméra de Nick de Pencier l’approcher de si près que l’on peut voir le bleu de ses yeux blanchi par la vieillesse, Bowles y parle de sa rupture avec l’Amérique («Je suis contre ses fondements, contre l’emphase qui est mise sur le succès.»), de sa femme Jane, et de ses livres, de son écriture, de l’importance qu’il donne aux lieux, aux paysages, d’où émergent, littéralement, histoires et personnages.
En parallèle, des entrevues avec Burroughs et Ginsberg, avec des compositeurs (dont Ned Rorem), mais aussi avec Cherifa (filmée pour la première fois), cette Marocaine que l’on disait un peu sorcière, qui a été l’amante de Jane, et qui l’aurait lentement empoisonnée – ce qu’elle nie avec moins de vigueur qu’on ne l’aurait imaginé…
On garde de ce documentaire au rythme délibérément lent et aux images envoûtantes quelques souvenirs mémorables, dont cette ultime rencontre, filmée en 1995 dans une chambre d’hôtel, entre Ginsberg, Burrough, et Paul Bowles, le «grand-père» de la beat generation, et son seul survivant. (M.-C. Fortin)