L’Armée de l’ombre : Si loin, si proches
Après Les Enfants de Refus global, dans lequel Manon Barbeau donnait la parole à ceux et celles qui ont payé le prix de la révolte de leurs parents, la cinéaste a tourné sa caméra vers d’autres «enfants perdus»: les jeunes de la rue. Elle a suivi pendant de longues semaines Sébastien, Jonathan, Caillou, Carl, Lyon et les autres, une gang d’amis de Québec, tribu tissée serré, qui a la survie quotidienne comme lien, et – on le découvrira au fil de ce documentaire généreux et sans fard – beaucoup plus, comme l’amitié, la révolte, des idées claires et même la foi.
Un autre film sur les punks, squeegees, laissés-pour-compte d’une société malade de richesse? Eh oui: un film qui, à l’instar de Seul dans mon putain d’univers, de Sylvie Brabant, tente de faire contrepoids à cette vision unique que nous servent les télés du monde de jeunes sans-abri féroces, sans foi ni loi, armés jusqu’aux dents pour faire sauter le système. Sans être des agneaux (loin de là), les jeunes qu’on voit ici sont plutôt désemparés, impuissants et démunis. Bardés de tatous et de studs, ceinturés de chaînes, arborant des mohawks ou des têtes rasées: cette armure comme une autre sert dans les deux sens, pour se protéger de l’extérieur autant que pour ne pas se révéler. C’est tout au mérite de la cinéaste d’avoir percé la cuirasse de ces soldats de la survie, et d’avoir mis à jour des individus blessés, des garçons qui font preuve d’une incroyable lucidité. «Comment peux-tu apprécier le lever du soleil quand, dans ta tête, c’est la noirceur?» dit l’un d’eux. «Mon rêve, c’est de trouver mon rêve.» avoue un autre. Sans complaisance, la cinéaste nous montre des jeunes qui sont rejetés par un système dont ils ramassent les miettes.
À la façon d’un Frederick Wiseman, Manon Barbeau n’intervient pas, ne commente jamais ce qu’on voit, en mots, en chiffres ou en musique. Les images parlent, et son seul discours se lit dans celles qu’elle a choisi de garder, et, encore plus, dans celles qu’elle n’a pas retenues. Alors qu’on parle beaucoup, ces temps-ci, des problèmes des garçons (et donc des hommes qu’ils deviendront) et de condition masculine, le film de Manon Barbeau présente une réalité qui, si elle est extrême, n’en est pas moins représentative. Si tous ces bums ont un point en commun, c’est bien l’absence de leur père (ou sa présence un peu trop violente…). «Le seul père que j’ai eu, c’est moi», affirme l’un d’eux. «L’homme a tout le temps été plus violent que la femme», dit un autre. Il y a certainement un film à faire sur les filles dans la même situation, mais c’est un autre film…
Quel intérêt y a-t-il pour nous, public choyé, bien installé dans nos fauteuils, avec un toit, un repas chaud et, pour la plupart, un salaire, à voir un film tel que celui-ci? Sans apporter de réponses toutes faites (les solutions sont beaucoup plus complexes et de longue haleine que ça), L’Armée de l’ombre est de ces films qui nous rappellent que cette misère sociale, incarnée par ceux qui vivent en marge de la société, n’est que la pointe de l’iceberg d’un monde occidental en pleine crise, où le profit et le conformisme font office de morale. Et nous en sommes tous et toutes responsables…
Au Cinéma ONF
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