Les Rencontres internationales du documentaire : À perte de vues
Venus des quatre coins du monde, les 53 films des 2ièmes Rencontres internationales du documentaire de Montréal racontent de fascinantes histoires. Coup d’œil sur quelques films plus marquants que bien des fictions.
«Il y a encore tant de choses à raconter»: voilà le titre de l’un des 53 films présentés aux 2es Rencontres internationales du documentaire de Montréal. Ça pourrait aussi en être la devise, car il s’agit bien d’histoires que nous racontent ces hommes et ces femmes des quatre coins du monde. Histoires de peur, d’amour, d’espoir, de révolte et de compassion qui forment une programmation 99 particulièrement forte et variée. Ce qui frappe, après avoir vu une dizaine de productions, c’est la formidable humanité qui les relie. Qu’ils traitent de guerre civile, de maison à rénover, de punks vulnérables et lucides, de Cubaines qui rêvent de cinéma ou de «Mcjobeux» qui s’organisent, ces films ne parlent que d’une chose: l’Homme, pour le meilleur et pour le pire, et de l’impérieuse nécessité de la solidarité. C’est dans cet esprit que Les Rencontres proposent quatre débats publics: Le Documentariste et les conflits armés, animé par Claude Charron; Quelle voie pour les jeunes?, animé par Pierre Thibault ou Monique Simard; L’Exil et la rencontre des cultures, animé par Léonce Ngabo; et La Démocratie et la liberté d’expression, animé par Françoise Guénette, avec, entre autres, le cinéaste Jean-Daniel Lafond, également président des Rencontres.
Parmi les films qu’on a déjà pu voir, mentionnons le brillant Where Lies the Homo?, de Jean-François Monette; le dérangeant L’Armée de l’ombre, de Manon Barbeau; et l’hilarant Le Beau Jacques, de Stéphane Thibault. Sans compter L’Oumigmag, de Pierre Perrault, et El Mozote: L’Histoire muselée, d’Yvan Patry et Danièle Lacourse, présentés dans le cadre d’hommages rendus aux deux hommes d’images, récemment décédés.
Les primeurs composent la majeure partie de la programmation, et la qualité qu’on y retrouve est remarquable. Survol de quelques films – gardons le meilleur pour la fin – qui nous offrent des regards curieux, généreux, stimulants sur les multiples réalités d’un monde aussi vaste que proche.
De retour dans son village natal, au Cameroun, Jean-Marie Teno est confronté à un pays tiraillé entre les traditions africaines et la culture européenne. Du pillage institutionnalisé du patrimoine à des villageois prêts à lyncher un adolescent qui a volé une poule, Chef! est un réquisitoire contre un pays aimé, aux prises avec le chômage (40 à 50 % chez les jeunes!); un pays où «il y a sept millions de chefs sur une population de 14 millions», alors que le code de mariage stipule: «Article 1: le mari a toujours raison. Article 6: si la femme a raison, l’article 1 prévaut.»! Un film un peu longuet, mais instructif.
Dans Intervista, Anri Sala montre à sa mère les images d’une entrevue qu’elle donna en 77, alors qu’elle était militante dans les Jeunesses communistes. Celle-ci passe de l’amusement à l’incrédulité, puis à l’effarement face au discours politique qu’elle a ânonné devant le micro. S’ensuit la confession timide de la femme d’aujourd’hui, lucide et généreuse, sur l’engagement social, les réalités d’alors et ses craintes devant l’avenir. Un document simple et franc, qui exploite sobrement une belle idée de cinéma.
Un syndicat, avec ça?
En 1996, 50 des 62 employés du McDonald de Saint-Hubert voulurent se syndiquer. Il leur faudra plus d’un an pour y parvenir, deux mois après la fermeture du restaurant! Un syndicat, avec ça?, de Magnus Isaacson, relate cette saga de David contre Goliath vue de l’intérieur. On y découvre Henri Van Meerbeeck, directeur de la campagne de syndicalisation, personnalité attachante qui connaîtra la désillusion politique; et des jeunes tenaces mais parfois ébranlés. Un film militant qui défend le syndicalisme, tout en critiquant les méthodes adoptées aujourd’hui.
Présenté en complément de programme, J.U.I.C.E., d’Isabelle Lavigne, est un fascinant court métrage pour lequel la jeune cinéaste a suivi quelques jeunes qui font du porte-à-porte. Sans porter de jugement sur ces mercenaires de la libre entreprise, la réalisatrice les montre le plus clairement possible, ni victimes ni bourreaux, un peu des deux parfois. À nous de juger.
Dépoussiérant la vieille idée «du film sur un cinéaste voulant faire un film», Si me comprendieras, de Rolando Diaz, met en vedette une dizaine de Cubaines se confiant au cinéaste qui cherche une actrice pour une comédie musicale. On y découvre Cuba sous un nouveau jour, plus intimiste que politique, dans un film qui se fait sous nos yeux, enjoué, touchant, parfois drôle. Dix superbes portraits de femmes – la chômeuse, le mannequin, l’infirmière, l’ingénieure, la danseuse, etc. – qui, fierté et regrets mêlés, donnent de la classe à la survie quotidienne.
Mêlant histoire personnelle, familiale et historique, Une maison à Prague, de Stan Neumann, prend comme point d’appui la maison d’enfance du cinéaste, lieu classé dans un ancien quartier populaire et anarchiste. À l’instar du pays, la baraque fuit de partout et doit être remise en état. «J’ai choisi de m’occuper de cette maison qui ne m’appartient pas mais à laquelle j’appartiens», confie Neumann.
Riches détails narratifs, montage harmonieux entre images d’archives et séquences contemporaines, portrait touchant de la relation entre la cousine du réalisateur (qui a passé sa vie dans la maison en question) et son fils avocat spécialisé dans les affaires de restitution des biens pris par le gouvernement communiste: Une maison à Prague entremêle adroitement grande et petite histoire, passé et avenir. Une belle réussite.
Megacities
Sous-titré «Douze histoires de survie documentaire», Megacities se promène de Bombay à Mexico en passant par New York et Moscou; documentaire impressionniste, sans commentaires, sur la misère des mégapoles, un genre de Baraka version destroy. C’est magnifiquement filmé, superbement rythmé, et Michael Glawogger possède un sens aigu de la mise en scène; mais son film est aussi admirable d’un point de vue cinématographique que douteux sur le plan moral. En effet, lorsque le cinéaste s’attarde longuement sur une mère de famille mexicaine, danseuse nue, qui se fait tripoter sur scène par ses clients; quand il montre complaisamment une bassine remplie de poulets décapités et frétillants; quand la beauté d’une image enjolive la condition de celui qu’elle montre, un malaise s’installe: jusqu’où peut-on faire de belles images avec la misère? Les oubliés des grandes cités d’aujourd’hui sont-ils de la chair à spectacle? D’autant plus que le film en progressant devient de plus en plus mis en scène, comme si le cinéaste avait monté de toutes pièces ce qu’on voit. Jouer entre la réalité et la fiction peut être stimulant (voir les films de Robert Morin), mais encore faut-il un sens éthique et un respect pour les gens qu’on filme que Glawogger n’a visiblement pas. Cela dit, Megacities est un documentaire impressionnant, apportant, à son corps défendant, une preuve supplémentaire du pouvoir des images.
Massoud, l’Afghan
Les Afghans sont en guerre depuis 19 ans, d’abord contre les Soviétiques, puis aux prises avec une guerre civile contre les talibans qui ont pris le pouvoir en 96, appuyés par les Pakistanais, les Saoudiens et les Américains, partenaires dans une affaire de conduites de gaz. Depuis 1981, Christophe de Ponfilly est allé huit fois en Afghanistan, filmant le commandant Massoud, figure charismatique, surnommé «le lion du Pansjhir», une vallée où l’on retrouve entre 5000 et 6ooo d’irréductibles qui résistent à tout envahisseur. «Ce sont de grandes gueules individualistes sans être des fanatiques religieux, dit le cinéaste. Ils ont gardé le sens de la communauté, le respect des gens âgés, et une fierté de peuple jamais colonisé.» C’est leur combat que montre ce film précieux, magnifique par les hommes qu’on y découvre, mais aussi par le regard que porte Christophe de Ponfilly sur cette guerre qui a fait un million et demi de morts et trois millions d’exilés. «Je voulais filmer le courage de ces paysans dont Massoud est le héros. C’est dangereux, mais pas spectaculaire. C’est long, lent, difficile à capter.»
Ici, c’est tout le contraire du reportage télévisuel, trop souvent prémâché pour la machine médiatique; c’est l’envers d’un film comme Megacities, trop beau pour être honnête. Sans se défiler, le cinéaste s’interroge sur la validité de ce qu’il fait, accompagnant ces images jamais voyeuses, toujours justes, souvent poétiques, d’un commentaire remarquable de lucidité. «Je pensais que la compassion n’était qu’un dernier recours pour sembler solidaires, dit de Ponfilly. Témoigner, oui, mais pourquoi?» Peut-être pour que ne soit pas mort en vain ce journaliste qu’évoque le film, «assassiné pour avoir cru qu’à force de témoignages on finirait bien par détruire les démons qui empêchent l’Homme de vivre en paix avec lui-même et les autres».
Tant que des films comme Massoud, l’Afghan seront possibles, il restera encore un peu d’espoir…
Information: 499-1992
À la Cinémathèque québécoise
Au Cinéma ONF
Jusqu’au 5 décembre
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