Le documentaire en situation : Sur le terrain
Cinéma

Le documentaire en situation : Sur le terrain

Depuis cinq ans, le nombre de films documentaires a triplé au Québec. On en veut et on en redemande. Mais dans la masse, le documentaire d’auteur semble perdre des plumes…

L’Erreur boréale

de Richard Desjardins et Robert Monderie: on en a discuté dans les salles de rédaction et dans les salons. On a commenté, on s’est indigné, et Desjardins a fait le tour des médias. Un syndicat avec ça? de Magnus Isacsson: après un passage télé remarqué, cinq projections bondées en février ont déclenché discussions et débats. The Street, de Daniel Cross (1996), un film en prise directe sur l’itinérance, a remporté les prix du public aux festivals documentaires de Vancouver et de Toronto. Le cinéma Parallèle, à Ex- Centris, a conçu une programmation hivernale encore plus documentaire que d’habitude et la Cinémathèque québécoise propose 38 documentaires qui ont marqué la cinématographie belge de 1933 à nos jours! Aux 18è Rendez-vous du cinéma québécois, les documentaires étaient, par leur nombre, le genre le plus important de l’événement: les membres du jury ont visionné près de 80 films. À Québec, le Musée de la civilisation a accueilli une sélection des meilleurs films documentaires de l’un des plus importants festivals de cinéma documentaire à Paris: Le Cinéma du Réel. Enfin, l’ONF, référence en la matière, vient de lancer une collection de premières oeuvres documentaires, intitulée Libres courts. Le «slogan» de cette collection? «Le documentaire prend un coup de jeune!». Huit films sont en production, et trois sont terminés. Un de ceux-là, La Loi et l’Ordure, de Stéphane Thibault, sorte de coup de pied dans les poubelles, commence même à faire parler de lui à la Ville. Tous attendent de naître en salle et à la télévision de Télé-Québec…
On se donne donc le mot: il faut faire dans le documentaire. Est-ce un nouveau moyen pour se mettre à l’heure de la planète? Le spectateur est-il si friand du réel? Les jeunes cinéastes veulent-ils à ce point témoigner de leur présent? André Gladu, producteur responsable du Studio culture et expérimentation à l’ONF, et concepteur, avec Michel Coulombe, de cette nouvele collection, trouve une explication socioculturelle à cet engouement: «L’industrie audiovisuelle en a ras le bol des machines de fiction, où les Américains nous fabriquent un imaginaire et un futur. Depuis les années 80, le fossé entre leur fiction et notre réalité grandit, et il n’y a pas d’adéquation entre les deux. Or, on a besoin de sentir le réel et le présent. Et, entre le théâtre des actualités télévisées et le monde imaginaire de la fiction, le documentaire peut occuper l’espace.» C’est clair, l’ONF veut marquer des points. Fatigué d’entendre parler de lui comme d’une référence historique hors jeu, l’Office mise sur de nouveaux regards, des cinéastes qui seraient à la fois capables de «préoccupations intelligentes et d’efforts cinématographiques».
Soyons terre à terre: cherchons les sous, la grande raison qui explique souvent les phénomènes de multiplication. «Depuis 1995, on assiste en effet à un boum de production de documentaires, précise Michel Houle, consultant dans l’industrie culturelle, cinéma et télé, et auteur d’une étude portant sur le documentaire au Québec et au Canada dans la dernière décennie (sous presse d’ici quelques semaines). On peut l’expliquer par deux facteurs: d’abord l’émergence des nouvelles chaînes spécialisées (Canal D, Discovery, Bravo! Canal Vie ou Z), couplée à une réorientation très documentaire de la part de Télé-Québec; mais aussi par la mise sur pied en 95 du crédit d’impôts remboursable (CIR). L’aide fiscale accrue, les documentaires ont alors profité.» Résultat: il s’est fait trois fois plus de documentaires au Québec entre 95 et 99 qu’entre 91 et 95, passant d’une trentaine à près de 80 par année. «On remarque une croissance dans tous les secteurs, surtout dans celui des séries», ajoute M. Houle. Car le terme documentaire a le dos large: «C’est un chapeau sous lequel se regroupent bien des pratiques, souligne Sylvain L’Espérance, cinéaste et membre du jury des derniers Rendez-vous, dans la section documentaire. Il y a le documentaire d’auteur, en curts, moyens et longs métrages, mais aussi la série, la collection; le film de commande demandé par une télévision.»
Et c’est là où le bât blesse et où les sous sont comptés. Hors ONF, il faut montrer patte blanche (le contenu canadien est récemment devenu un atout pour accumuler des points et obtenir une avance!) afin d’envisager le financement raisonnable d’un documentaire indépendant. Pour certains, dont le cinéaste Richard Boutet (La Turlutte des années dures, Mortel désir), le documentaire d’auteur, héritier du cinéma direct, est simplement en train de mourir. «Aujourd’hui, la seule façon de faire un documentaire est d’avoir l’aval d’une télévision, et ce, dès la recherche et la scénarisation», déplore M. Boutet qui se bat pour la viabilité du documentaire long métrage, avec sortie en salle mais sans télé à la clé. La télé imprime certains réflexes: «Pour les Rendez-vous, j’ai regardé toute la production de l’année, ajoute encore Sylvain L’Espérance. En tant que spectateur, c’est assez navrant. Malgré les différences de sujets, le style est uniforme: une série d’entrevues avec quelques plans intercalés. C’est bon quand le sujet l’impose, mais pas dans 90 % de la production! Il est où le cinéma direct, celui de l’exploration; où l’on suit son sujet sans savoir ce qui va vraiment arriver?» Films au langage décoratif, trop gorgés d’information: les cinéastes auraient pris les tics du reportage télévisuel, mais aussi les buts du médium (audimat et rentablilité) et ses règles de durée (plus d’une heure, point de salut). «Pour un cinéaste, la télévision est un outil de diffusion comme un autre, assure L’Espérance. Mais qu’on n’en fasse pas un producteur: les objectifs changent alors complètement!» Plus de produits, moins de films? Difficile d’en sortir. Il reste que l’envie de témoigner du réel, du quotidien et du présent est plus évidente que jamais; et ce, même si on nous le découpe en tranches de 52 minutes… _____