

The Ninth Gate : Le petit diable
Si le nom de ROMAN POLANSKI éveille, son dernier film, The Ninth Gate, assomme. Le réalisateur reste en panne sèche. Et, avec lui, d’autres grands noms s’essoufflent: les talents d’antan sont-ils en voie d’extinction?
					
											Éric Fourlanty
																					
																				
				
			S’il n’attire plus les foules depuis longtemps, le nom de  Roman Polanski est encore porteur d’espoir, et  les journalistes montréalais s’étaient déplacés en grand nombre  pour voir le tout dernier long métrage de l’expatrié polonais:  on ne signe pas des films comme Répulsion, Le Bal  des vampires, Rosemary’s Baby, Chinatown  et Tess sans que ça laisse des traces… Réalisateur  majeur des années 60 et 70, il n’a, par la suite, signé que  quatre films en vingt ans (Pirates, Frantic,  Bitter Moon, Death and the Maiden),  honorables mais bien en deçà de son talent à explorer  différents genres, et à leur imprimer sa marque où se mêlent  romantisme, horreur et humour. Hélas, ce n’est pas The  Ninth Gate, tiré d’un roman picaresque d’Arturo  Pérez Reverte, qui va redorer le blason de  Polanski.
  Ça commence pourtant très bien. Dans un bureau cossu, aux murs  tapissés de livres rares, un vieil homme écrit une lettre. La  caméra glisse sur le tapis, nous montre une chaise posée au  centre de la pièce, puis pointe le plafond où une corde dotée  d’un noeud coulant est accrochée à un grand lustre. Le ton est  donné: drame (un homme va se suicider), suspense (pourquoi  pose-t-il ce geste désespéré?) et humour dans la façon simple  et diablement efficace qu’a le cinéaste de nous dévoiler la  situation. S’ensuit un générique superbe où l’on passe d’une  porte à une autre, entrées imbriquées d’un sombre univers en  forme de poupées russes. Dans la première heure, on salive  d’anticipation: l’atmosphère est inquiétante à souhait;  l’humour, acide (dialogues élégants et acérés); les clins  d’oeil aux films noirs de la grande époque (détective blasé,  femme fatale) et certains aspects désuets (effets spéciaux un  peu bâclés) fonctionnent à merveille.
  On fait la connaissance de Dean Corso (Johnny  Depp), mercenaire cynique et cultivé, courtier en  livres rares, bientôt engagé par un collectionneur  (Frank Langella) pour comparer son exemplaire  d’un traté de démonologie avec les deux autres copies  existantes, l’une au Portugal, l’autre à Paris. Le voyage  initiatique du limier livresque sera jalonné d’embûches et de  cadavres, et il croisera les chemins d’une redoutable veuve  joyeuse (Lena Olin), de deux vieillards  jumeaux (José Lopez Rodero), d’une baronne  paraplégique (Barbara Jefford) et d’une  mystérieuse jeune femme (Emmanuelle Seigner),  dont on ne sait si elle est un ange gardien ou une tueuse à  gages.
  Qu’il sagisse de folie (Répulsion, Le  Locataire), de vampires (Le Bal des vampires), de  cupidité et de violence (Macbeth, Chinatown),  d’innocence salie (Tess) ou de satanisme  (Rosemary’s Baby), le Mal sous toutes ses formes est  au centre des films de Polanski. Ici, c’est Satan lui-même qui  constitue l’enjeu de cette enquête menée par un homme de peu de  foi devenant obsédé par ce livre qui le révèle à lui-même.  Soit. Mais, peu à peu, le film s’enlise dans les  invraisemblances et évente son mystère, sans savoir sur quel  pied danser. Adoptant un ton de plus en plus sérieux, The  Ninth Gate verse alors dans le burlesque Grand-guignol, et  devient un parcours du combattant prévisible au cours duquel on  ne croit pas une seconde à la conversion de ce cynique  transformé en Candide au pays des rapaces. Entre James Dean et  Buster Keaton, Depp a toujours l’air aussi perdu; comédienne  limitée, Seigner incarne un archétype mi-ange, mi-démon sans la  profondeur nécessaire; et Lena Olin en fait des tonnes en veuve  noire.
  S’il s’agit d’une métaphore sur deux mondes, l’ancien et le  nouveau, l’un régi par la religion, l’autre par l’argent, tous  deux marqués par l’envie et le pouvoir, The Ninth Gate  est manichéen au possible. S’il s’agit d’une simple histoire à  faire peur, elle manque de finesse et de surprises. Dans un cas  comme dans l’autre, ce film tiède perd son âme en cours de  route. Polanski et Lucifer méritaient mieux…
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Cul-de-sac: un réalisateur se perd…
Là où Polanski oeuvrait jadis avec subtilité, rigueur et logique, il bascule désormais dans le pompier, l’obscurantisme et la facilité: The Ninth Gate.
  C’était dans Les Cahiers du cinéma, en 1969.  Roman Polanski avait alors 35 ans et  déclarait: «Il y a un phénomène que j’observe chez les metteurs  en scène âgés, qui est très gênant; c’est, si l’on veut, une  sorte d’obscénité. Cela arrive à certains artistes qui  découvrent que tout ce qui se passe autour d’eux devient  différent, rajeunit. Alors ils éprouvent du mépris et se  disent: Ah! ils croient que je ne peux pas faire la même chose?  Eh bien, je vais leur montrer! Et ils se mettent à faire des  soubresauts assez obscènes. Je crois qu’Hitchcock est en train  d’en arriver à ce stade. Chaplin aussi peut-être…»
  Il est difficile de voir The Ninth Gate sans penser à  ces paroles cruelles (et d’ailleurs discutables) de l’auteur du  Bal des vampires, de Rosemary’s Baby et de  Chinatown. Difficile mais inévitable, tant ce thriller  sans frisson, ce guignol sans humour, ce film désespérément  vide sent l’impuissance créatrice et le cul-de-sac  professionnel. Tant il dégénère – après un premier tiers  prometteur et un second adéquat – en une oeuvre autoparodique,  un «soubresaut assez obscène».
  On pourrait certes rapprocher cette déception de celles signées  par d’autres ex-prodiges depuis quelque temps (la liste est  longue, et va de Coppola à  Schlesinger en passant par De  Palma et Nichols). Mais le cas  Polanski reste singulier, car cet éternel exilé a toujours été  trop européen au goût de l’Amérique, et trop américain pour  l’Europe.
  Habitué aux moyens du cinéma hollywoodien, mais confiné à la  France par ses problèmes avec la loi américaine, Polanski a de  plus en plus de mal à monter des films, qui d’ailleurs attirent  de moins en moins de gens, et ne peut y arriver qu’en jouant  sur l’image déformée que lon a de lui: celle d’un mordu de  l’horreur (il s’en tape), fasciné par Satan (il s’en moque).  D’où, probablement et malheureusement, cette Neuvième  Porte.
  On pourrait sans doute faire une lecture tordue (très  Cahiers…) de ce curieux film-symptôme: voir un  double du cinéaste dans ce mercenaire cherchant en Europe un  livre contenant le secret d’une formule magique bidon. Mais le  film n’en vaut pas la peine. Car là où Polanski oeuvrait jadis  avec subtilité, rigueur et logique, il bascule ici dans le  pompier, l’obscurantisme et la facilité: scénario-gruyère, fin  en queue de poisson, et abus d’images de synthèse. Bref, une  mauvaise imitation signée par le maître lui-même.
  Alors, on se rabat sur des plaisirs mineurs: un premier tiers  solide qui évoque l’ancien Polanski; une scène avec des jumeaux  qui rappellent les Dupont de Tintin; et quelques  petites touches où l’on retrouve la patte du maître. On se  raccroche aussi à l’espoir que son prochain film, une chronique  de guerre intitulée Le Pianiste (son projet le plus  personnel depuis longtemps), puisse faire mentir ses propos sur  les cinéastes vieillissants. Et effacer le sentiment de vide  qui nous envahit en refermant cette lourde et décevante  Neuvième Porte.
Georges Privet