The Ninth Gate : Le petit diable
Si le nom de ROMAN POLANSKI éveille, son dernier film, The Ninth Gate, assomme. Le réalisateur reste en panne sèche. Et, avec lui, d’autres grands noms s’essoufflent: les talents d’antan sont-ils en voie d’extinction?
S’il n’attire plus les foules depuis longtemps, le nom de Roman Polanski est encore porteur d’espoir, et les journalistes montréalais s’étaient déplacés en grand nombre pour voir le tout dernier long métrage de l’expatrié polonais: on ne signe pas des films comme Répulsion, Le Bal des vampires, Rosemary’s Baby, Chinatown et Tess sans que ça laisse des traces… Réalisateur majeur des années 60 et 70, il n’a, par la suite, signé que quatre films en vingt ans (Pirates, Frantic, Bitter Moon, Death and the Maiden), honorables mais bien en deçà de son talent à explorer différents genres, et à leur imprimer sa marque où se mêlent romantisme, horreur et humour. Hélas, ce n’est pas The Ninth Gate, tiré d’un roman picaresque d’Arturo Pérez Reverte, qui va redorer le blason de Polanski.
Ça commence pourtant très bien. Dans un bureau cossu, aux murs tapissés de livres rares, un vieil homme écrit une lettre. La caméra glisse sur le tapis, nous montre une chaise posée au centre de la pièce, puis pointe le plafond où une corde dotée d’un noeud coulant est accrochée à un grand lustre. Le ton est donné: drame (un homme va se suicider), suspense (pourquoi pose-t-il ce geste désespéré?) et humour dans la façon simple et diablement efficace qu’a le cinéaste de nous dévoiler la situation. S’ensuit un générique superbe où l’on passe d’une porte à une autre, entrées imbriquées d’un sombre univers en forme de poupées russes. Dans la première heure, on salive d’anticipation: l’atmosphère est inquiétante à souhait; l’humour, acide (dialogues élégants et acérés); les clins d’oeil aux films noirs de la grande époque (détective blasé, femme fatale) et certains aspects désuets (effets spéciaux un peu bâclés) fonctionnent à merveille.
On fait la connaissance de Dean Corso (Johnny Depp), mercenaire cynique et cultivé, courtier en livres rares, bientôt engagé par un collectionneur (Frank Langella) pour comparer son exemplaire d’un traté de démonologie avec les deux autres copies existantes, l’une au Portugal, l’autre à Paris. Le voyage initiatique du limier livresque sera jalonné d’embûches et de cadavres, et il croisera les chemins d’une redoutable veuve joyeuse (Lena Olin), de deux vieillards jumeaux (José Lopez Rodero), d’une baronne paraplégique (Barbara Jefford) et d’une mystérieuse jeune femme (Emmanuelle Seigner), dont on ne sait si elle est un ange gardien ou une tueuse à gages.
Qu’il sagisse de folie (Répulsion, Le Locataire), de vampires (Le Bal des vampires), de cupidité et de violence (Macbeth, Chinatown), d’innocence salie (Tess) ou de satanisme (Rosemary’s Baby), le Mal sous toutes ses formes est au centre des films de Polanski. Ici, c’est Satan lui-même qui constitue l’enjeu de cette enquête menée par un homme de peu de foi devenant obsédé par ce livre qui le révèle à lui-même. Soit. Mais, peu à peu, le film s’enlise dans les invraisemblances et évente son mystère, sans savoir sur quel pied danser. Adoptant un ton de plus en plus sérieux, The Ninth Gate verse alors dans le burlesque Grand-guignol, et devient un parcours du combattant prévisible au cours duquel on ne croit pas une seconde à la conversion de ce cynique transformé en Candide au pays des rapaces. Entre James Dean et Buster Keaton, Depp a toujours l’air aussi perdu; comédienne limitée, Seigner incarne un archétype mi-ange, mi-démon sans la profondeur nécessaire; et Lena Olin en fait des tonnes en veuve noire.
S’il s’agit d’une métaphore sur deux mondes, l’ancien et le nouveau, l’un régi par la religion, l’autre par l’argent, tous deux marqués par l’envie et le pouvoir, The Ninth Gate est manichéen au possible. S’il s’agit d’une simple histoire à faire peur, elle manque de finesse et de surprises. Dans un cas comme dans l’autre, ce film tiède perd son âme en cours de route. Polanski et Lucifer méritaient mieux…
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Cul-de-sac: un réalisateur se perd…
Là où Polanski oeuvrait jadis avec subtilité, rigueur et logique, il bascule désormais dans le pompier, l’obscurantisme et la facilité: The Ninth Gate.
C’était dans Les Cahiers du cinéma, en 1969. Roman Polanski avait alors 35 ans et déclarait: «Il y a un phénomène que j’observe chez les metteurs en scène âgés, qui est très gênant; c’est, si l’on veut, une sorte d’obscénité. Cela arrive à certains artistes qui découvrent que tout ce qui se passe autour d’eux devient différent, rajeunit. Alors ils éprouvent du mépris et se disent: Ah! ils croient que je ne peux pas faire la même chose? Eh bien, je vais leur montrer! Et ils se mettent à faire des soubresauts assez obscènes. Je crois qu’Hitchcock est en train d’en arriver à ce stade. Chaplin aussi peut-être…»
Il est difficile de voir The Ninth Gate sans penser à ces paroles cruelles (et d’ailleurs discutables) de l’auteur du Bal des vampires, de Rosemary’s Baby et de Chinatown. Difficile mais inévitable, tant ce thriller sans frisson, ce guignol sans humour, ce film désespérément vide sent l’impuissance créatrice et le cul-de-sac professionnel. Tant il dégénère – après un premier tiers prometteur et un second adéquat – en une oeuvre autoparodique, un «soubresaut assez obscène».
On pourrait certes rapprocher cette déception de celles signées par d’autres ex-prodiges depuis quelque temps (la liste est longue, et va de Coppola à Schlesinger en passant par De Palma et Nichols). Mais le cas Polanski reste singulier, car cet éternel exilé a toujours été trop européen au goût de l’Amérique, et trop américain pour l’Europe.
Habitué aux moyens du cinéma hollywoodien, mais confiné à la France par ses problèmes avec la loi américaine, Polanski a de plus en plus de mal à monter des films, qui d’ailleurs attirent de moins en moins de gens, et ne peut y arriver qu’en jouant sur l’image déformée que lon a de lui: celle d’un mordu de l’horreur (il s’en tape), fasciné par Satan (il s’en moque). D’où, probablement et malheureusement, cette Neuvième Porte.
On pourrait sans doute faire une lecture tordue (très Cahiers…) de ce curieux film-symptôme: voir un double du cinéaste dans ce mercenaire cherchant en Europe un livre contenant le secret d’une formule magique bidon. Mais le film n’en vaut pas la peine. Car là où Polanski oeuvrait jadis avec subtilité, rigueur et logique, il bascule ici dans le pompier, l’obscurantisme et la facilité: scénario-gruyère, fin en queue de poisson, et abus d’images de synthèse. Bref, une mauvaise imitation signée par le maître lui-même.
Alors, on se rabat sur des plaisirs mineurs: un premier tiers solide qui évoque l’ancien Polanski; une scène avec des jumeaux qui rappellent les Dupont de Tintin; et quelques petites touches où l’on retrouve la patte du maître. On se raccroche aussi à l’espoir que son prochain film, une chronique de guerre intitulée Le Pianiste (son projet le plus personnel depuis longtemps), puisse faire mentir ses propos sur les cinéastes vieillissants. Et effacer le sentiment de vide qui nous envahit en refermant cette lourde et décevante Neuvième Porte.
Georges Privet