

Peau neuve : L’âge de la machine
Peau neuve, d’Émilie Deleuze: Difficile de reprocher quoi que ce soit à ce film maîtrisé qui, contrairement à beaucoup de premiers longs métrages, n’essaie pas de tout dire en une fois.
					
											Éric Fourlanty
																					
																				
				
			Parisien dans la jeune trentaine, Alain (Samuel Le  Bihan) a tout ce qu’il faut pour être heureux: une  femme qui l’aime (Catherine Vinatier), une  petite fille pleine de vie (Candice Dufour) et  un boulot dont rêvent tous les adolescents attardés, testeur de  jeux vidéo. Mais, sans être malheureux, Alain n’est pas  heureux: il démissionne, et s’inscrit à un stage de six mois,  en Corrèze, pour devenir conducteur d’engins de chantier.  Entrecoupée de fins de semaine en famille, sa nouvelle vie lui  ouvrira les yeux et, tandis qu’il séloignera de sa femme et de  sa fille, il prendra sous son aile Manu (Marcial Di  Fonzo Bo), un drôle de type, ombrageux et obsédé par  les machines.
  Premier film étonnant, Peau neuve s’insert dans la lignée du  cinéma français actuel: histoire d’hommes filmée par une femme  (comme Le Fils préféré, Beau travail); lieu de tournage en  province (comme Marius et Jeannette, Western, La Vie rêvée des  anges, etc.); et intrigue menée par les personnages plutôt que  par l’action (98 % du cinéma français). De tous ces films,  celui qui s’apparente le plus à Peau neuve est certainement  Nettoyage à sec. Bien que l’ambiguïté sexuelle qui sous-tendait  le film d’Anne Fontaine ne soit ici qu’une allusion à peine  effleurée par Émilie Deleuze, elle teinte  cependant l’atmosphère d’une violence sourde qui lui donne sa  tension. Comme dans Nettoyage à sec, le lieu  géographique et le milieu de travail sont des ressorts  essentiels. Loin de l’animation des grands centres, le soleil  froid de Corrèze met au jour les failles de chacun, et le  chantier avec ses pelleteuses géantes devient le théâtre de  fouilles introspectives. Plus qu’un drame psychologique,  Peau neuve est une chronique où le symbolisme et le  réalisme s’entremêlent; une démonstration appliquée où les  machines sont des jouets plus grands que nature et où les  ouvriers sont interprétés par des non-professionnels.
  Mais là où Nettoyage à sec adoptait le point devue du  couple, Peau neuve épouse celui de «l’étranger», dans  ce film tourné à la première personne, littéralement dans la  tête d’Alain (ça commence par un rêve), qui est de tous les  plans: sa femme, sa fillette, Manu et ses collègues n’ont pas  d’existence en dehors de son regard. Ça donne une intimité de  chaque instant, mais aussi une sensation de claustrophobie  intérieure, contre balancée par l’aisance physique et le  naturel avec lequel Le Bihan incarne un personnage ordinaire,  mais jamais banal.
  Ce film sans temps morts laisse une impression de contrôle si  total que même les moments volés ont l’air d’avoir été écrits.  Difficile de reprocher quoi que ce soit à ce film maîtrisé qui,  contrairement à beaucoup de premiers longs métrages, n’essaie  pas de tout dire en une fois. Mais on aurait souhaité y voir un  peu plus de liberté et de risque. Il est curieux que, pour  raconter cette chronique d’une chute libre, Émilie Deleuze ait  pris tant de précautions: c’est peut-être l’histoire d’un  envol, celui d’un homme qui lâche prise, mais la cinéaste a  constamment gardé son parachute à portée de main.
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